La Fournaise

La Fournaise

CREDO Deuxième Episode

Bryan n’y pensait plus lorsque le garde-champêtre lui remit son ordre d’incorporation. Il faut dire que pendant toutes ces années passées au séminaire, il avait bénéficié d’un sursis qui profitait, à cette époque, à beaucoup d’étudiants. Les événements d’Algérie avaient commencé quelques mois plus tôt et c’est tout naturellement que Bryan avait retrouvé, quelque part dans les Aurès, les jeunes du contingent. Bryan n’était pas préparé à affronter pareille tragédie. La guerre d’Algérie – puisqu’il faut appeler les choses par leur nom – allait bouleverser la vie du jeune prêtre. Dès les premières semaines, il s’était trouvé face à des situations auxquelles il n’avait jamais pensé être, un jour, confronté.

Bryan avait été désigné pour exercer les fonctions d’aumônier, au sein de son unité. Plus d’une fois, au péril de sa vie, il s’était précipité au chevet d’un mourant pour lui apporter un peu de réconfort. Son courage et sa générosité avaient fini par forcer l’admiration de ses camarades et celle de ses supérieurs. Les galons d’aspirant, accrochés, depuis peu, à sa tenue de combattant, n’avaient pas changé grand-chose pour le jeune prêtre qui n’aspirait qu’à retrouver sa petite église et ses paroissiens.

Le soir sous la tente, il notait scrupuleusement sur un calepin, les principaux événements de la journée. Ce vendredi, il avait écrit: «La guerre est terminée pour moi»; dans un peu plus de quarante huit heures, si Dieu le veut, je serai à Alger avec mes camarades. Le lendemain matin, hélas, deux de ses camarades manquaient à l’appel. Tandis que ce qui restait du contingent montait dans les camions Bryan était allé se recueillir une dernière fois devant les corps recouverts du drapeau tricolore. Ses prières allaient aux familles des deux jeunes qui, à cette heure encore, s’imaginaient leur fils sur le chemin du retour.

Une semaine plus tard, sur le pont du bateau qui le ramenait à Marseille, après plus de vingt quatre mois passés en Algérie, Bryan était perdu dans ses pensées. Devant ses yeux, il avait toujours les images terrifiantes des corps mutilés d’hommes et de femmes victimes de la barbarie. Assis à même le plancher, ses camarades jouaient aux cartes, en s’esclaffant bruyamment. C’était leur manière, à eux, d’oublier, le temps d’une traversée, le cauchemar qu’ils venaient de vivre.

Une femme s’était approchée discrètement de Bryan; elle se rendait en France après avoir perdu son mari dans un attentat. Cette femme éprouvait, de toute évidence, le besoin de communiquer. Bryan avait esquissé un sourire rassurant; puis, comme en confession, il avait écouté, sans dire un mot, l’histoire de la jeune femme.

Aïcha avait épousé un jeune Français, originaire du pays des corons. Fils de mineur, le jeune homme avait travaillé dur pour devenir instituteur. Pour ses débuts dans l’Education Nationale, il avait été affecté en Algérie, au titre de la coopération. C’est dans un tout petit village qu’il avait rencontré celle qui allait devenir sa femme. Aïcha enseignait elle-même dans une école maternelle. Les parents de la jeune fille n’avaient pas vu ce mariage d’un bon œil. Aïcha était de confession musulmane et Gérard, bien que n’ayant jamais pratiqué, avait été élevé dans une famille catholique. De leur union était née une petite fille qu’ils avaient appelée Sarah. Peu de temps après leur mariage, Aïcha avait perdu toute sa famille, massacrée dans des circonstances dramatiques. A la suite de ces événements, Gérard avait fait promettre à son épouse de fuir l’Algérie, avec leur enfant, dans le cas où il lui arriverait malheur.

Ainsi s’expliquait la présence sur ce bateau de la jeune musulmane. La petite Sarah, âgée d’un an à peine, dormait quant à elle dans la cabine que sa maman partageait avec une vieille dame originaire de Faïence, dans le Haut-Var. Après quarante années passées en Algérie comme infirmière, la vieille dame rentrait au pays, le cœur meurtri. Aïcha s’inquiétait beaucoup de l’accueil qu’allait lui réserver sa belle famille. Gérard lui avait toujours dit, il est vrai, beaucoup de bien de ses parents, des gens simples mais d’une grande générosité. De son côté, Bryan avait su trouver les mots justes, pour la rassurer.

Le bateau avait accosté tôt le matin. Ce n’est qu’au contrôle douanier que Bryan avait revu la jeune femme, serrant son enfant dans ses bras comme si elle avait peur que quelqu’un le lui arrache. Bryan lui avait adressé un petit signe de la main auquel elle avait répondu par un sourire un peu triste. La gare maritime grouillait de gens et Bryan se sentait un peu orphelin parmi tous ses camarades qui avaient tous un parent ou un ami venu les accueillir.

Après avoir été démobilisé, il avait pris un train de nuit pour rejoindre le diocèse de Nancy. Il fut reçu par l’évêque, le jour même de son arrivée. Monseigneur François lui apprit que son prédécesseur avait rejoint le Seigneur, quelques mois plus tôt, après avoir trouvé la mort dans un accident de voiture. La paroisse qu’avait occupée Bryan deux ans auparavant avait été confiée à un jeune prêtre qui souffrait d’un mal incurable. En attendant de lui trouver une nouvelle affectation, Monseigneur avait gardé Bryan auprès de lui pour effectuer des remplacements dans la région.

Au bout de trois ou quatre mois le miracle, tant attendu, se produisit et Bryan fut mis à la disposition de l’évêque de La Réunion. Ce dernier l’affecta, dès son arrivée, dans une paroisse des hauts de l’Ouest. La paroisse n’était pas grande mais Bryan se sentait à l’aise au milieu de petites gens qui avaient, pensait-il, beaucoup à lui apprendre. A peine installé, le jeune curé – Bryan avait tout juste trente ans – fut l’objet de toutes les sollicitations et, pourquoi ne pas le dire, de toutes les tentations. Au lycée, Bryan avait lu Zola: «La Faute de l’Abbé Mouret » mais lui avait préféré: « Journal d’un Curé de Campagne », de Bernanos, beaucoup plus proche de l’image qu’il se faisait du prêtre.

Les dames de catéchisme, comme on avait l’habitude de les appeler, n’étaient plus très jeunes à l’exception peut-être de Chantal, une jeune femme qui avait perdu son mari, peu de temps après son mariage. La jeune veuve, restée fidèle au souvenir de l’homme qu’elle avait aimé, n’avait jamais voulu se remarier. Bryan n’était pas indifférent au charme discret de la jeune femme, mais faisait de son mieux pour ne rien laisser paraître.

Autour de leur curé, quelques courtisans commençaient déjà à s’agiter. Dans un petit village, la fréquentation du curé était un gage de sérieux qui pouvait servir lorsqu’il s’agissait de faire partager à la population ses convictions, non pas religieuses, mais politiques. Lors des campagnes électorales, la frange, la plus importante de la population, mais aussi la plus fragile, subissait encore à cette époque l’influence d’une église omnipotente. Bryan aurait aimé sortir ces pauvres gens de leur obscurantisme, sans pour autant se ranger dans l’un ou l’autre des deux camps.

Déjà, ses premiers sermons – Bryan n’aimait pas beaucoup ce mot – avaient indisposé les paroissiens des deux ou trois premières rangées; autrement dit, ceux qui avaient payé leurs places pour entendre parler de résignation et non pas de révolte. Bryan n’était pas un révolutionnaire mais il estimait être dans son rôle lorsqu’il appelait ses paroissiens à moins d’égoïsme. A quelques mois d’échéances électorales importantes, ses propos avaient été interprétés comme une provocation par la classe dirigeante. Certains n’hésitèrent pas à frapper à la porte de l’évêché pour demander la tête du jeune curé. Comme si de rien n’était, ce dernier, indifférent aux critiques, poursuivait inlassablement la tâche qui lui avait été confiée.

Bryan n’avait pas de voiture, pas même le permis de conduire. Il se déplaçait, à pieds, par tous les temps, pour visiter les malades ou porter les derniers sacrements aux mourants. Une nuit où il avait plu abondamment, il avait attrapé une bronchite qui l’avait cloué au lit pendant une bonne semaine. Chantal s’était occupée de préparer ses repas et de veiller à ce qu’il prenne ses médicaments. La jeune femme était tombée sous le charme de ce prêtre, pas tout à fait comme les autres, pour lequel elle éprouvait un mélange de respect et d’admiration. C’est du moins ce qu’en fervente catholique, elle ne cessait de se dire pour tenter de se convaincre.

Bryan ne voyait sa Mère qu’à l’occasion de ses déplacements dans le chef-lieu. La route de la Montagne lui donnait le vertige c’est la raison pour laquelle Bryan préférait prendre la micheline plutôt que de monter dans «le car courant d’air» de la société Patel. La mère de Bryan, Madame Léo, comme l’appelaient affectueusement ses voisins, avait ses habitudes et n’aurait jamais accepté d’aller vivre chez son fils. Il faut dire aussi que sa santé s’était dégradée depuis la mort de son mari. Il lui arrivait même de prier, pour que Dieu lui permette d’aller le retrouver. En pensant à ses enfants, elle chassait vite ses pensées, indignes d’une bonne chrétienne.

Le frère de Bryan, que nous avions un peu oublié, enseignait le français dans un établissement privé du chef-lieu. Son épouse, qu’il avait rencontrée à l’occasion d’une fête patronale, tenait un petit commerce en plein centre ville. Le couple, marié depuis plus de cinq ans, n’avait toujours pas d’enfants et madame Léo se prenait à désespérer. Les deux frères ne se rencontraient qu’en de rares occasions mais chacun d’eux avait dans son cœur un peu de l’autre.

Ce vendredi saint, le Chemin de la Croix avait débuté à trois heures de l’après-midi, selon un rite bien établi. L’église était trop petite pour accueillir les nombreux fidèles venus assister à l’office. Quelques personnes, des hommes pour la plupart, étaient restés, debout, à la porte d’entrée. En cette occasion, c’était tous les ans la même affluence. Sans jeu de mots, on aurait pu dire que la cérémonie de la passion – plus que toute autre cérémonie – passionnait davantage les fidèles.

La cérémonie avait commencé depuis près d’une demi-heure. Le prêtre, qui s’arrêtait pour la quatrième fois devant un des tableaux accrochés au mur, avait eu le temps de dire « Jésus rencontre sa très chère Mère » avant de s’effondrer, en sanglotant, sur le dallage. Les enfants de chœur, debout à ses côtés, restaient figés tandis que les fidèles se regardaient avec effarement. Après s’être ressaisi, Bryan avait poursuivi son propre chemin de croix,  jusqu’à la dernière station.

Les paroissiens apprirent, après la cérémonie, que leur prêtre, ainsi qu’ils disaient, venait de perdre sa Mère. La triste nouvelle lui était parvenue peu avant l’office. Cette nouvelle épreuve que Dieu lui avait envoyée le jour même où il avait perdu son propre fils, Jésus, Bryan l’acceptait avec résignation. Tout le village, ou presque, avait partagé la peine de son curé. Les funérailles avaient eu lieu le samedi, veille des fêtes de Pâques. Bryan avait regagné sa paroisse après la messe d’enterrement qu’il avait lui-même célébrée dans la petite église de Saint Basile.

Bryan n’était pas un saint; c’était un homme, avec ses convictions et ses faiblesses. Cette épreuve, bien qu’elle n’ait pas altéré sa foi, l’avait affaibli physiquement. Il faut dire que, depuis quelque temps, il ne s’alimentait plus comme il aurait été nécessaire. Chantal n’était pas toujours là, pour lui préparer ses repas; Bryan avait, lui-même, demandé à la jeune femme d’espacer ses visites au presbytère. Il ne craignait pas pour sa réputation, mais pour celle de la jeune femme, en butte à toutes les critiques. Peut-être aussi, avait-il peur de succomber à la tentation.

Un matin, vers les dix heures, Bryan vit arriver son ami Gérard, un de ceux qui avaient fui le séminaire avant de porter la soutane. Bryan ne l’avait pas reconnu du premier coup. Gérard, qui enseignait les mathématiques dans un lycée de Métropole, portait maintenant un collier de barbe, poivre et sel, et de fines lunettes qu’il n’avait enlevées que pour saluer son ami. Bryan apprit que Gérard, marié à une « zoreille », prof de math comme lui, était venu au Pays pour assister au mariage de sa jeune sœur. Gérard était venu seul car son épouse avait peur de monter dans un avion. C’est du moins, ce qu’il prétendait.

Il se trouvait que Chantal était au presbytère ce jour là; avec sa gentillesse coutumière, elle proposa de préparer le repas des deux hommes. Il n’y avait pas grand-chose à cuire dans le réfrigérateur; qu’à cela ne tienne, en un rien de temps, Chantal s’était procuré, chez ses parents, un poulet de grain; un de ces poulets élevé au maïs, comme il y en avait, en liberté, dans la cour de nombreuses familles créoles. Dans le placard de la cuisine, il y avait aussi quelques bouteilles que les paroissiens offraient à leur curé à l’occasion d’un baptême ou d’une première communion. Chantal avait pris une bouteille au hasard; il s’agissait d’un vin de Bordeaux comme on en trouve aujourd’hui dans tous les supermarchés de l’île. A cette époque, la seule appellation «Bordeaux» était une garantie de qualité. Gérard qui vivait, depuis plusieurs années, dans la région bordelaise s’était bien gardé de porter une appréciation sur le vin que lui avait servi son ami. Il n’empêche qu’à lui seul, il avait presque vidé la bouteille.

Après le repas, les deux amis s’étaient remémoré leurs souvenirs de jeunesse. Gérard avait taquiné son ami à propos de Chantal. Il avait ajouté, sur le ton de la confidence:«Note bien que je te comprends». Après que Bryan eût esquissé un geste de dénégation, la conversation avait pris une tournure beaucoup plus philosophique. Gérard, l’ancien séminariste, n’allait-il pas jusqu’à mettre en doute, l’existence même de Dieu?

Ce couplet, Bryan l’avait si souvent entendu qu’il avait fini par ne plus y attacher d’importance. Et puis, son ami avait un peu abusé de la bouteille. Alors, Bryan, avec un large sourire, se tourna vers Gérard et levant les yeux au Ciel s’exclama: « Seigneur pardonnez lui, il ne sait plus ce qu’il dit »! Gérard était bien trop intelligent pour s’en offusquer; il éclata de rire en se promettant de rattraper le coup lors d’une prochaine rencontre.

L’après-midi tirait à sa fin et ce vendredi soir, Bryan avait un mariage à célébrer. Les gens se mariaient le vendredi. C’était devenu la règle depuis que l’Eglise s’était rendu compte que – à la messe du dimanche – la plupart des bancs restaient vides, dès lors qu’un mariage était célébré le samedi. Bryan avait, jeté un regard furtif sur le bracelet-montre, souvenir de son père, qu’il avait toujours à son poignet droit – Bryan était gaucher – mais le geste n’avait pas échappé à son ami qui s’était levé aussitôt. Gérard se dirigea, d’un pas hésitant vers la « Dauphine Gordini » que lui avait prêtée un de ses cousins, passionné de rallye automobile. Au moment de dire au revoir à son ami, Bryan avait encore insisté pour qu’il passe la nuit au presbytère. Les contrôles d’alcoolémie n’avaient encore pas gagné les rivages de notre île et Gérard, plus têtu qu’une mule, n’était pas à son coup d’essai.

Vers les cinq heures du soir, les premières voitures étaient déjà garées sur le parking de l’église, beaucoup trop étroit pour accueillir la trentaine de véhicules qui composaient le cortège. Les autres voitures, que leurs propriétaires avaient lustré, toute une après-midi, s’étaient garées, en contrebas, sur le bord de la route. Comme à son habitude, Bryan avait accueilli les jeunes mariés à la porte de l’église. Ses paroissiens étaient très sensibles à cette marque d’attention. Quant aux cérémonies elles avaient toujours ce caractère de sobriété auquel Bryan était attaché. Ici, point d’Ave Maria, ni de grands discours; au pied de l’autel, une jolie corbeille de fleurs blanches, pour tout ornement et, dans un dernier rayon de soleil, le sourire radieux d’un jeune couple qui croyait en Dieu et en L’Amour.

Bryan venait de dire la messe; qui avait lieu, comme tous les premiers jeudis du mois, à cinq heures du soir. Dans la sacristie, les enfants de chœur n’avaient pas encore enlevé leur aube, lorsque Chantal, rayonnante, avait poussé la porte d’entrée. Bryan s’était brusquement retourné et la regardait d’un air étonné. Chantal avait une grande nouvelle à lui annoncer. Elle était si impatiente, qu’elle n’avait pas voulu attendre le lendemain matin.

Chaque vendredi, Chantal assurait une permanence, dans un petit local attenant à la cure. Dans la petite pièce, s’entassaient les registres de la paroisse, que les cyclones avaient, jusque là, miraculeusement épargnés. A cette occasion, elle délivrait les certificats de baptême et notait sur un cahier d’écolier, les messes que demandaient les paroissiens, à l’intention de leurs défunts. Il se murmurait même que des messes, dédiées au Saint Esprit, étaient demandées par des fidèles peu scrupuleux, dans le but de nuire aux personnes avec lesquelles ils avaient un litige.

Les enfants de chœur venaient tout juste de quitter la sacristie lorsque Chantal sortit de son sac à main un télégramme qu’elle tendit, sans dire un mot, à Bryan. Ce dernier, après l’avoir lu, ne comprenait toujours pas et se demandait qui pouvait être celui ou celle qui annonçait son arrivée, pour le lendemain, par un vol régulier. Il n’allait pas tarder à être fixé.



28/11/2007
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