La Fournaise

La Fournaise

CREDO Dernier Episode

Dans le plus grand secret, Chantal correspondait depuis plusieurs mois, avec un brave garçon de la Beauce. Ils avaient été mis en relation par Solange, une infirmière originaire de cette région de Métropole. Une fois par semaine, Chantal allait faire le ménage chez Solange. Au fil des jours, les deux femmes avaient appris à se connaître et se confiaient leurs petits secrets. Solange avait un oncle, guère plus âgé qu’elle, qui avait toujours rêvé d’épouser une fille des îles. Et voilà, comment les choses avaient commencé. C’est ce que nous appelons, à La Réunion, « un mariage catalogue ».

Cette nuit là, Bryan avait eu beaucoup de mal à s’endormir; il s’en voulait presque de ne pas partager la joie de son amie. Le lendemain, Jean-Pierre – c’est ainsi que se prénommait le mystérieux correspondant – était arrivé, quant à lui, à l’aéroport de Gillot avec une petite demi- heure de retard. Le cœur battant, agrippée à la barrière de sécurité, Chantal guettait la sortie des passagers. Elle craignait surtout de ne pas reconnaître, du premier coup, celui qui allait devenir son mari. Solange, qui travaillait ce jour là, n’avait pas pu l’accompagner. Quelques minutes avant l’atterrissage du super constellation, Chantal avait jeté un dernier coup d’œil sur la photo qui ne quittait plus son sac à main.

Dépassant d’une tête les passagers qui se précipitaient vers la sortie, un homme regardait autour de lui avec, dans le regard, une lueur d’inquiétude. Pour Chantal, il n’y avait plus aucun doute, c’était bien Jean-Pierre, vêtu d’un jean et d’un pull à col roulé. Au départ de Paris, il faisait encore froid et Jean-Pierre ne pouvait s’imaginer qu’en ce mois de mars, il faisait si chaud à La Réunion. Comme si elle le connaissait depuis toujours la jeune femme s’était jetée dans les bras de son futur époux, abasourdi par la fatigue d’un long voyage et peu habitué aux grandes démonstrations. Jean-Pierre prenait l’avion pour la première fois et ses longues jambes avaient souffert du manque d’espace entre chaque rangée de sièges.

Chantal, qui n’avait pas de voiture, avait loué un taxi dans le coffre duquel, Jean-Pierre avait eu bien du mal à entasser ses bagages. Le brave garçon avait apporté de quoi faire une petite fête. Dans un grand sac de voyage, s’entassaient des produits qu’on ne trouvait pas facilement, à La Réunion, au début des années soixante. Il y avait surtout quelques bonnes bouteilles qui avaient échappé au contrôle des douaniers, très pointilleux à cette époque. Avant de quitter l’aéroport, Chantal avait du faire quelques recommandations au nouveau venu. C’est ainsi que, en cas de contrôle, les passagers devaient déclarer aux gendarmes qu’ils étaient transportés gracieusement, par un ami. A la campagne, notamment, le recours aux «Taxis Marron » – autrement dit, ces voitures particulières qui concurrençaient, en toute illégalité, les transports en commun – était un fait coutumier.

Le trajet effectué, en un peu plus de deux heures, par la route de la Montagne, avait impressionné Jean-Pierre, peu habitué, dans sa Beauce natale, aux routes de montagne. Les parents de Chantal avaient mis les petits plats dans les grands pour accueillir leur futur gendre. Invité, pour la circonstance, Bryan avait préféré décliner l’invitation, en prétextant une angine. Située un peu à l’écart du village, la petite maison que partageait Chantal avec ses parents n’avait pas tout le confort et Jean-Pierre n’avait eu aucun mal à s’en rendre compte.

Le brave homme s’était peut-être imaginé qu’il allait partager dès le premier soir, la couche de sa future épouse. C’était méconnaître les us et coutumes du pays. A cette époque, les parents n’auraient jamais toléré que le mariage de leur fille fût consommé, sans la bénédiction de monsieur le curé. Terrassé par la fatigue du voyage et par les effets du « rhum arrangé » que son futur beau-père lui avait offert à l’heure de l’apéritif, Jean-Pierre s’était endormi peu après le repas du soir. Tôt, le lendemain matin, il avait été réveillé par les aboiements de Forban, le chien de la maison, qui ne supportait pas que les poules viennent picorer dans sa gamelle.

Tandis que dans la petite salle de bains, spécialement aménagée à son intention, Jean-Pierre achevait sa toilette, Chantal avait été prendre le pain à la boutique du chinois, située à une centaine de mètres de chez elle. Le commerçant, qui avait eu vent de ce qui se passait chez ses voisins, s’était bien gardé de faire la moindre réflexion.

Une fois avalé le petit déjeuner, Chantal avait pris le bras de son futur époux pour l’emmener faire le tour du propriétaire. La cour n’était pas bien grande mais ses parents disposaient, à l’arrière de la maison, d’une parcelle de terrain de près d’un hectare plantée, pour moitié en maïs et en haricots. Jean-Pierre, qui possédait, dans sa région, des terrains beaucoup plus grands, faisait mine de s’extasier pour ne pas décevoir sa fiancée qui avait retrouvé l’enthousiasme de ses vingt ans.

Jean-Pierre avait pris avec lui tous les papiers nécessaires à la publication des bans. Il ne manquait que le certificat de baptême pour lequel Bryan, bon prince, s’était montré conciliant. Le mariage avait été célébré peu de temps après la publication des bans. La cérémonie avait attiré de nombreux curieux et Bryan avait officié d’une voix tremblante d’émotion. Quelques jours après la cérémonie, Chantal avait pris l’avion, pour la première fois, en compagnie de son époux. Lorsqu’ils étaient venus lui dire au revoir, Bryan leur avait donné une dernière bénédiction avant de trouver refuge dans sa petite église, au pied du maître autel.

La séparation d’avec ses parents avait été très difficile pour Chantal qui leur avait toutefois promis, de revenir sans trop tarder. Elle n’y croyait pas beaucoup, elle-même, mais il fallait bien réconforter ses vieux qu’un voisin charitable avait accompagnés à l’aéroport. Pour une fois, l’avion avait décollé à l’heure prévue. A travers le hublot, Chantal avait jeté un dernier coup d’œil sur les lumières qui s’estompaient. Quelques semaines plus tard, Bryan avait reçu une carte postale représentant la cathédrale de Chartres; depuis, plus rien…

Les mois, puis les années passèrent; un matin, Bryan reçut un coup de fil de l’hôpital. Son ami Gérard demandait à le voir. Gérard, qu’il croyait à plus de dix mille kilomètres, était hospitalisé à Belle Pierre, dans un service de médecine. Bryan, qui devait se rendre à l’évêché, en profita pour faire un saut à l’hôpital. Sur le coup, il eut du mal à reconnaître son ami, les traits marqués par la maladie. Gérard souffrait d’un cancer du poumon provoqué, en partie, par une consommation abusive de cigarettes et d’alcool. Bryan n’avait pas à juger son ami, lui qui, chaque dimanche répétait avec ses fidèles: « Seigneur, que cette communion à ton corps et à ton sang n’entraîne pour moi, ni jugement ni condamnation…». Il prit la main que lui tendait Gérard; elle était brûlante de fièvre. Avec du mal, Bryan parvint à cacher son émotion.

D’une voix faible, Gérard lui apprit que sa femme l’avait quitté lorsqu’il était tombé malade. Le couple n’avait jamais eu d’enfants et la séparation s’était faite à l’amiable. En congé de longue durée, Gérard était rentré à La Réunion depuis près de six mois. Les premiers temps, il avait vécu à La Bretagne chez une de ses sœurs avant de s’installer à Saint-Denis dans un petit appartement que lui avait prêté un ami.

 Gérard s’était réconcilié avec Dieu; comme beaucoup de mourants, il souhaitait être entendu en confession. Bryan s’était assis sur le bord du lit pour mieux l’écouter. Gérard avait conservé toute sa lucidité. Ses erreurs, il les assumait; les plus graves étant celles qui l’avaient conduit dans ce lit d’hôpital. Se remémorant une citation – Qui peut dire ce qui est péché au regard de Dieu? – qu’il avait trouvée dans une de ses nombreuses lectures, il ne savait plus très bien ce qu’il devait avouer.

A bout de forces, Gérard s’était assoupi tandis que Bryan, se levait en soupirant; à travers la porte, restée entrebâillée, une infirmière avait pu apercevoir le signe de la croix que faisait le prêtre sur le corps meurtri de son ami. Puis, sans faire de bruit, Bryan était sorti de la chambre; son regard avait croisé celui, inquisiteur, de l’infirmière. Bryan n’avait rien d’un voleur d’âme; il s’était pourtant dépêché de gagner la sortie comme un voleur, pressant le pas pour ne pas être rattrapé.

En arrivant à l’hôpital, Bryan avait promis à Gérard de revenir le voir aussi souvent que possible. Une promesse qu’il n’a pas eu à tenir puisque, la nuit suivante, Gérard s’était endormi pour toujours. Après une brève cérémonie religieuse, dans la petite chapelle de l’hôpital, Gérard avait été inhumé dans le cimetière de la Rivière des Pluies où reposaient déjà les corps de ses parents. Son cousin Marc, celui qui lui prêtait toujours sa voiture, s’était occupé des formalités.

Une fois de plus, Bryan venait d’être confronté à la mort. Il se demanda, un moment, s’il n’avait pas porté malheur à tous ceux qu’il avait croisés sur son chemin. Bien vite, il chassa de son esprit cette pensée indigne d’un croyant. Si Bryan avait parfois éprouvé des doutes, quant à son engagement au sein de l’Eglise, sa foi en Dieu était restée intacte. L’épineuse question du mariage des prêtres, maintes fois soulevée, Bryan ne se l’était jamais posée jusqu’au jour où…

Ce dimanche était un dimanche comme les autres; beaucoup de parents avaient profité des vacances scolaires pour se rendre, qui sur les plages, qui à l’île Maurice voisine. Les enfants de chœur eux-mêmes, d’habitude beaucoup plus nombreux, n’étaient que deux ou trois. L’office avait commencé depuis plus de vingt minutes lorsque Bryan aperçut au milieu d’un petit groupe de fidèles, un visage qu’il s’était efforcé d’oublier sans jamais y parvenir. Surpris par cette apparition, il ne laissa rien paraître de son trouble et, d’une voix qui se voulait forte, entonna le Credo qui suit le prêche du dimanche.

A l’issue de la cérémonie, Chantal était venue jusqu’à la sacristie, saluer son ami Bryan qu’elle n’avait pas revu depuis plus de quatre ans. Ce dernier lui avait gentiment reproché de ne pas avoir donné de ses nouvelles pendant toutes ces années. Malgré un léger embonpoint, Chantal n’avait rien perdu de son charme. La tristesse qui se lisait dans son regard laissait toutefois penser que les choses avaient changé depuis son départ de La Réunion. Cette tristesse n’avait pas échappé à Bryan qui la tenait maintenant par les épaules et plongeait son regard dans celui de son amie, comme pour l’inciter à lui ouvrir son cœur. Chantal éclata en sanglots et, dans un geste machinal, se blottit contre Bryan.

Quelques mois après son arrivée en Métropole, Chantal s’était séparée de son mari. La jeune femme s’était vite rendu compte qu’elle n’était pas faite pour accomplir les durs travaux de la ferme. Jean-Pierre n’avait pas attendu plus longtemps pour demander le divorce. Chantal avait préféré cacher son échec à sa famille; pendant près de trois ans, elle avait travaillé, comme agent de service, dans un hôpital de Chartres. Le mal du pays l’avait peu à peu gagnée et Chantal avait pris la décision de rentrer à La Réunion. Ses parents n’étaient plus très jeunes; faisant fi de tous les commérages, ils avaient considéré le retour de leur fille comme une bénédiction.

Bryan, quant à lui était aux anges. Il avait retrouvé son sourire et son dynamisme. Les paroissiens qui commençaient à s’inquiéter pour leur curé, n’avaient pas fait le rapprochement entre les changements intervenus et le retour de Chantal. Une fois par semaine, Bryan accueillait au presbytère, beaucoup de braves gens venus lui confier leurs petites misères. Ils s’y sentaient beaucoup plus à l’aise qu’à l’église ou dans un confessionnal. Bryan comprenait cela et les écoutait sans jamais les interrompre. Il ne voulait pas se mêler de la vie intime de ses paroissiens mais se risquait parfois à leur donner son sentiment sur tel ou tel agissement. Ces derniers lui étaient reconnaissants et ne manquaient jamais une occasion de lui témoigner leur gratitude.

Une année s’était écoulée. Chantal, qui s’était mise en ménage avec un jeune plombier venu s’installer au village depuis sept ou huit mois, avait mis au monde un petit garçon qu’elle avait prénommé Serge. C’est le prénom qu’avait porté son jeune frère, emporté à l’âge de trois ans, par une méningite. Il s’était trouvé quelques commères pour lui trouver une ressemblance avec Bryan. Ce dernier, au grand désespoir de ceux qu’on a coutume d’appeler les petites gens, avait obtenu la charge d’une paroisse, beaucoup plus importante, située dans le sud de l’île.

Dans cette ville du littoral, les mentalités n’étaient guère différentes de celles des petits villages des hauts. Dès son arrivée, Bryan avait subi, les assauts d’un petit groupe de courtisans, au service des mêmes intérêts. La cure venait d’être restaurée et Bryan se sentait presque mal à l’aise dans cette bâtisse, beaucoup trop grande pour lui. Il avait hérité du chien de son prédécesseur, qui vagabondait d’une pièce à l’autre, à la recherche de son maître. L’animal, un « Royal Bourbon » d’une douzaine d’années, n’avait pas pu, pour des raisons évidentes, suivre son maître dans une grande ville de Métropole. Bryan, qui aimait beaucoup les animaux, s’en était fait un compagnon et Marquis – c’était le nom du chien – dormait chaque soir, au pied de son lit.

Monsieur le curé célébrait ce dimanche, sa dernière messe en latin. Le dimanche d’après, comme dans toutes les églises de France et de Navarre, l’office serait célébré dans la langue de Molière; autrement dit en français, pour parler comme tout le monde. Bryan se tourna vers les fidèles et, pour la dernière fois, prononça en latin ces quelques mots: Ite, missa est.

Pour beaucoup de gens, la messe était dite; à commencer par monsieur le Maire dont l’élection venait d’être annulée. Ne disait-on pas aussi que le directeur de la petite agence bancaire allait se voir prié de remettre les clefs de la maison tandis qu’à cinq cent mètres, à peine, de l’église un S D F se mourait dans l’indifférence générale.

A plus de soixante dix ans, Bryan exerce aujourd’hui son ministère dans une toute petite paroisse perdue quelque part sur les hauteurs de notre île. Son état de santé lui permet encore de suppléer le manque de prêtres. Ne cherchez pas à le rencontrer, vous ne le trouverez nulle part.



05/12/2007
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