La Fournaise

La Fournaise

ADRIEN Dernier épisode

Dernier Episode

 

 

Lolita et Adrien prenaient l'avion pour la première fois. Tous les vols à destination de La Réunion décollaient de Paris-Orly. Par mesure de précaution, ils avaient quitté Marseille deux jours plus tôt. Lolita, qui mettait ses pieds à Paris pour la première fois, en avait profité pour visiter la capitale. L'hôtel où ils étaient descendus était situé à proximité de la ligne de métro qui va de la Porte d'Orléans à la Porte de Clignancourt. A leur arrivée à l'hôtel, le réceptionniste leur avait remis un plan du métro qu'Adrien avait étudié avec minutie, avant de descendre la rue qui mène à la station « Porte d'Orléans ». A cette heure de la journée, la plupart des rames étaient vides. Les deux jeunes gens n'avaient eu aucun mal à trouver des places assises. Après avoir traversé une douzaine de stations, ils étaient descendus à Saint-Michel. Il flottait encore dans l'air, un parfum de Mai 68. Les cars de CRS alignés sur le Boulevard Saint-Michel étaient là, comme pour témoigner des événements qui avaient débuté, un an plus tôt, au Quartier Latin. La présence de tous ces policiers, qui jouaient aux cartes dans leurs véhicules aux vitres grillagées, n'avait pas rassuré Adrien et Lolita qui s'étaient fait une toute autre idée du  Boul' Mich'.

Quelque peu désabusés, ils avaient délaissé le Boulevard Saint-Michel pour s'enfoncer dans le dédale des ruelles qui ont pour nom : rue de la Harpe, rue de la Huchette ou rue Saint-Séverin. En cette fin d'après-midi, de nombreux étudiants se mêlaient aux touristes venus des quatre coins de la planète. A la devanture des restaurants grecs, rôtissaient des moutons entiers tandis que, de l'autre côté de la rue, les pâtisseries orientales proposaient aux touristes de passage, des cigares au miel, des cornes de gazelle et plein d'autres gâteaux au miel et aux amandes. Se faufilant entre les tables, installées à même le trottoir, les  garçons de café, tenant d'une main leur plateau et raflant de l'autre les pourboires laissés par les clients, lorgnaient du coin de l'œil les jolies filles qui passaient juste à côté.

Après avoir flâné une bonne partie de l'après-midi, les deux jeunes gens s'étaient  trouvés rue de la Huchette, au milieu d'un groupe de touristes japonais. Alors qu'ils s'apprêtaient à faire demi-tour, le « Caveau de La Huchette », situé de l'autre côté de la rue, avait suscité leur curiosité. Ce temple du jazz, malheureusement fermé à cette heure, ne pouvait pas  laisser Adrien indifférent. A l'affiche: « Les Haricots Rouges »; un orchestre de jazz qui faisait fureur à cette époque. Après s'être un long moment attardé, Adrien s'était éloigné à regret, en tenant Lolita par la taille.

La soirée s'était achevée dans un petit restaurant qui proposait à ses clients, pour un prix raisonnable, un couscous royal. Adrien, aurait mieux aimé la cuisine chinoise; pour faire plaisir à Lolita il avait choisi ce restaurant marocain situé au cœur du Quartier Latin. La bouteille de « Mascara », qu'Adrien avait commandée pour accompagner le couscous, avait été entièrement vidée à la fin du repas. L'un et l'autre n'avaient pas l'habitude de consommer autant d'alcool en une seule soirée. Ce petit écart de conduite explique, sans doute, les  difficultés qu'ils  avaient eues pour retrouver leur hôtel cette nuit là.   

Après  deux journées passées à visiter Paris, Adrien et Lolita avaient pris un taxi pour se rendre à l'aéroport. Depuis la terrasse de l'aérogare, ils avaient longuement observé le décollage des avions à réaction qui s'arrachaient de la piste avec une facilité déconcertante. Lolita qui n'avait jamais vu un avion d'aussi près ne se lassait pas du spectacle. A Marseille, les dimanches après-midi, ce sont les bateaux qui l'avaient longtemps fait rêver.

Leur avion ne décollait qu'à vingt et une heure; après avoir fait le tour des boutiques et consulté tout ce que l'aérogare comptait de panneaux d'affichage, Adrien et Lolita s'étaient assis à la table d'un restaurant dans lequel se pressait une clientèle d'hommes d'affaires. Le menu qui leur était proposé n'était pas, à proprement parler, un menu gastronomique. Ils avaient du se contenter du sempiternel «steak, frites, salade» et du sourire de la serveuse. Adrien avait commandé un quart de rosé d'Anjou tandis que Lolita, tout juste remise de sa soirée au Quartier Latin, avait préféré une eau minérale.

Jamais après-midi ne leur avait paru aussi longue. Il devait être dix neuf heures, lorsque les premiers passagers s'étaient présentés au comptoir d'enregistrement. La jeune hôtesse, préposée à cette tâche, avait fermé les yeux sur les quelques kilos qu'Adrien et Lolita avaient en supplément. De nombreux passagers, qui embarquaient à destination de Nairobi, s'étaient encombrés de volumineux cartons qu'ils s'obstinaient à ne pas vouloir enregistrer. Leur attitude avait nécessité l'intervention du chef d'escale après quoi, tout était rentré dans l'ordre.

Une fois les formalités de douane et de police accomplies, Adrien avait vainement cherché un visage connu parmi les voyageurs qui se pressaient en salle d'embarquement. Du panier, qu'une vielle dame avait posé sur le siège à côté du sien, s'échappaient les miaulements d'un chat qui avaient ému Lolita. Quelques années plus tôt, alors qu'elle revenait du collège, le chat de ses voisins s'était fait écraser sous ses yeux. Depuis ce jour, la jeune fille avait du mal à supporter les cris d'un animal.    

Adrien et Lolita étaient montés à bord de l'avion – un Boeing707 de la compagnie Air-France – non sans appréhension. Le vol était parti à l'heure. Le visage collé au hublot, Lolita avait vu s'effacer une à une, les lumières qui bordent la piste. L'avion avait décollé depuis une dizaine de minutes; les yeux embués de larmes, Lolita avait du mal à distinguer les gestes de l'hôtesse qui faisait, en s'appliquant, la démonstration des mesures de sécurité.

Lolita et Adrien n'avaient pas touché au plateau repas qui leur avait été servi après un peu plus d'une heure de vol. L'hôtesse s'en était inquiétée mais le sourire des deux jeunes gens l'avait vite rassurée. A peine les lumières éteintes Lolita et Adrien, qui disposaient de trois sièges, s'était endormis dans les bras l'un de l'autre. Tandis que l'avion commençait sa descente sur Nairobi, l'hôtesse les avait réveillés pour leur demander d'attacher leur ceinture de sécurité. A l'escale, un officier de santé avait pulvérisé dans la cabine, tout le contenu de sa bombe insecticide. Le procédé avait fortement indisposé les passagers restés, pour la plupart, dans l'avion.

Après avoir fait le plein de kérosène, l'avion avait décollé à destination de Tananarive. Adrien et Lolita n'avaient eu aucun mal à se rendormir jusqu'à ce que l'odeur du café chaud vienne chatouiller leur narine. A leur hauteur, une hôtesse venait de caler son chariot transportant le petit déjeuner. Pour n'avoir pas dîné la veille, Adrien et Lolita ne se firent pas prier pour prendre le plateau-déjeuner que leur tendait l'hôtesse.

Cela faisait plus de quatre heures qu'ils avaient quitté Nairobi; à travers le hublot, ils pouvaient apercevoir les côtes malgaches. L'avion commençait sa descente sur Arivonimama et Lolita, qui n'avait souffert jusque là d'aucune gêne, se plaignait maintenant d'avoir mal aux  oreilles. Le malaise n'avait pas duré longtemps puisque déjà, l'avion roulait sur la piste de l'aéroport malgache. Le «Boeing» ne pouvait pas se poser à La Réunion. Après trois heures d'attente, les passagers étaient montés dans un «super-constellation» qui les avait conduit jusqu'à La Réunion.   

Lorsque l'appareil s'était posé sur la piste de Gillot, la nuit était déjà tombée. Dans l'aérogare, la famille au grand complet attendait, le cœur battant, la sortie des deux jeunes gens. La voiture de Bébert ne pouvait transporter que trois ou quatre passagers; c'est la raison pour laquelle, Emile avait du faire appel à un taxi de Saint-Paul, équipé d'une galerie. Le véhicule, un break  « Peugeot 203 », pouvait transporter jusqu'à huit personnes, en se serrant un peu. La douzaine de personnes, composant le comité d'accueil, avait réussi à se caser dans les deux véhicules, après que les valises eussent été solidement arrimées sur la galerie.

Pour aller jusqu'au Port, Adrien et Lolita avaient emprunté, pour la première fois la route en corniche qu'ils ne connaissaient qu'à travers la chanson, devenue célèbre, de Michel Admette. L'obscurité les avait privés de cette sensation qu'éprouvaient les usagers lorsqu'ils devaient circuler sous les blocs de rocher accrochés à la falaise…C'est avec soulagement que les voyageurs avaient aperçu le panneau de signalisation marquant  l'entrée de La Possession.     

Ce dimanche, la maison familiale aurait été bien trop petite, pour accueillir les parents accourus de toute l'île. Avec l'aide de ses neveux, Emile  avait dressé une « salle-verte » dans la vaste cour qu'Amélie avait transformée en un jardin créole. Lolita, qui n'était pas habituée à ces grandes réunions de famille, ne savait trop quelle attitude adopter. Son inquiétude s'était vite dissipée au moment du repas. La jeune femme, placée en milieu de table, avait été l'objet de toutes les attentions.

Les amoureux avaient bien caché leur jeu; après le repas, ils annoncèrent la date de leur mariage, fixée au premier du mois suivant. Les invités, surpris, n'avaient plus que trois semaines pour se préparer et  les couturières du Port – qu'on appelait, improprement, les modistes – s'étaient fait  un sang d'encre, à la pensée de ne pouvoir satisfaire les commandes de ces dames.

Pour l'occasion, Emile avait ressorti le costume, empestant la naphtaline, qu'il avait rangé dans une armoire, depuis son retour de France. Amélie, plus coquette, s'était payé une robe aux couleurs vives, qui lui allait à ravir. Adrien et Lolita, qui avaient fait le tour des magasins de prêt-à-porter avant de prendre l'avion pour La Réunion,  n'avaient, pour leur part, aucun souci à se faire.

La cérémonie avait eu lieu, à la date prévue, en dépit des complications de dernière minute. A la sortie de l'église, nombreux étaient ceux qui étaient venus saluer l'enfant du pays. Ce n'était pas tous les jours qu'un garçon du Port  épousait une si jolie fille venue, qui plus est, de dehors. Dans le langage de beaucoup de Réunionnais, dehors, c'était la France Métropolitaine. En parlant d'un Zorey fraîchement débarqué, on disait couramment: « Boug là, i sort' dehors ». La noce avait eu lieu dans un restaurant chinois de la ville. Après le repas, les invités avaient dansé jusque très tard dans la nuit, au son d'un orchestre réputé.

Adrien venait d'apprendre que le vieux médecin – celui  là même qui avait soigné toute sa famille – avait  déjà été remplacé. Il prit alors la décision de s'installer sur les hauteurs de l'île, dans un petit village de quelques milliers d'habitants.  En faisant ce choix, Adrien  devenait, sans même y songer, un pionnier. Beaucoup de jeunes confrères allaient lui emboîter le pas, au cours des années qui allaient suivre.

Avec beaucoup de difficultés, le jeune médecin avait trouvé de quoi se loger, en plein centre du village. Il avait ouvert son cabinet dans le vaste garage attenant à la maison, après que le propriétaire, un commerçant du coin, eût fait procéder à quelques aménagements. A la campagne, un médecin ne pouvait pas se passer de voiture même si de nombreuses cases n'étaient toujours pas accessibles par la route. Adrien avait acheté, à crédit, une « Simca1000 », de couleur rouge tison, qui ne passait pas inaperçue jusque dans les villages voisins.

Depuis l'ouverture du cabinet, Lolita faisait office de secrétaire. La jeune femme avait du se familiariser avec le système de soins, différent de celui de Métropole. La plupart des patients bénéficiaient de l'assistance médicale gratuite et se présentaient au cabinet avec des bons de couleur rose ou bleue qu'ils devaient, au préalable, retirer en mairie. Les malades s'exprimaient le plus souvent en créole, et Lolita avait parfois des difficultés à comprendre ce qu'ils lui disaient. Il en était résulté quelques quiproquos qui avaient beaucoup amusé Adrien.

Cela faisait bien deux ans que le jeune médecin avait ouvert son cabinet. Les malades appréciaient de ne plus être obligés de descendre en ville, pour se faire soigner. Au début de son installation, Adrien avait pourtant rencontré quelques difficultés. Ses patients ne comprenaient pas, qu'il ne leur prescrive que deux ou trois médicaments, alors qu'on les avait habitués à des ordonnances à rallonges. Avant que sa réputation de « médecin l'eau sucrée » (qui ne prescrit que deux médicaments) ne s'étende à tout le village, il avait du céder à leurs exigences. Le pharmacien, qui avait ouvert son officine, peu après qu'Adrien se fût installé, avait vu, avec soulagement, s'opérer le changement.

 Des élections municipales se profilaient à l'horizon. Cela faisait bien d'avoir un médecin sur sa liste et, la plupart des candidats avaient sollicité Adrien, sans succès. Ce dernier préférait garder ses distances, avec le petit monde de la politique sans, pour autant, renier ses convictions.  Dans les communes rurales, partagées en deux par la politique, il valait mieux se tenir à carreau, pour ne pas perdre une grande partie de sa clientèle.  

Lolita attendait son premier enfant et son état ne lui permettait plus d'assurer le secrétariat de son mari. Ce dernier avait du embaucher une secrétaire. La jeune fille, qui n'avait, pour tout bagage qu'un BEPC, était sans emploi en dépit des efforts qu'elle avait faits pour trouver du travail. Les opinions politiques, clairement affichées par ses parents, n'étaient pas étrangères, il faut bien le dire, à cette série de désillusions.

Les premiers jours, Adrien n'avait prêté que peu d'attention à sa secrétaire. Un peu plus tard, il s'était risqué à lui faire quelques compliments. Il faut dire que Sabine ne laissait pas indifférents tous ceux qu'elle rencontrait. Elle avait même tenté sa chance à l'élection de miss qui désignait, chaque année, la plus belle fille de la commune. Depuis qu'elle avait obtenu cet emploi, la jeune fille, qui vivait toujours chez ses parents, se sentait beaucoup plus indépendante et se risquait à des sorties entre amis.

Dans le village, les ragots faisaient partie du quotidien et le choix du jeune médecin n'avait fait que les alimenter. Par chance, Lolita, ne sortait pratiquement plus de chez elle depuis le début de sa grossesse, Quelques semaines plus tard, elle avait accouché d'une petite fille qu'elle avait prénommée Emmanuelle. Christiane, la sœur aînée d'Adrien avait été choisie pour marraine. Cette dernière, restée célibataire, travaillait comme infirmière à l'hôpital Félix Guyon. Dès les premiers jours, Lolita s'était senti proche de sa belle-sœur. Les deux femmes se confiaient leurs petits secrets à l'occasion des repas de famille qui réunissaient chaque dimanche, parents et enfants.

Le facteur déposait chaque matin le courrier dans la boîte aux lettres. Il s'agissait, le plus souvent de factures ou de courrier médical qu'Adrien récupérait en fin de matinée, à la fermeture du cabinet. Ce matin là, Lolita, son bébé dans les bras,  se tenait debout sur le pas de la porte, lorsque le facteur était passé. Plutôt que de  le mettre dans la boîte aux lettres, il lui avait tendu machinalement le courrier, avec un petit signe amical.

 Sur une enveloppe, figuraient, en majuscules d'imprimerie, le nom et l'adresse de Lolita. La lettre avait été postée à Saint Denis, à plus de quarante kilomètres de chez elle. Qui donc, avait bien pu lui écrire? Après avoir couché Emmanuelle, la jeune femme avait ouvert l'enveloppe sur laquelle ne figurait aucune autre indication. A l'intérieur, sur une page arrachée à un cahier d'écolier, ces quelques mots: « Ton mari te trompe avec sa secrétaire ».

Lolita avait attendu le début de la soirée pour montrer cette lettre à son mari. Après un rapide coup d'œil sur ce qu'il avait qualifié de «connerie», Adrien s'apprêtait à déchirer la lettre lorsque, s'étant soudain ravisé, il l'avait fourrée dans sa poche en disant simplement : « je vais la confier à Alain ». Alain, un ami de la famille, était inspecteur de police dans le chef-lieu. Ce dernier lui avait immédiatement proposé de déposer plainte. Après réflexion et pour ne pas envenimer les choses,  Adrien avait préféré s'abstenir.

Lolita avait du mal à se remettre de cet incident. Les quelques jours de vacances, passés à l'île Maurice, n'avaient pas suffi à lui redonner le moral. En dépit de l'affection que lui témoignaient ses beaux-parents, la jeune femme se sentait désespérément seule et n'aspirait plus  qu'à rentrer au Pays. Adrien, qui aimait toujours autant sa jeune épouse, avait du se résoudre à laisser tomber le cabinet. Peu de temps auparavant, un de ses camarades de promotion lui avait écrit, pour lui faire part de son intention. Le jeune médecin souhaitait travailler à La Réunion et comptait sur Adrien pour l'aider à s'installer. Ce dernier lui avait laissé, avec le cabinet, la jeune secrétaire trop heureuse de pouvoir conserver son emploi.

La mort dans l'âme, Adrien était rentré en Métropole en compagnie de son épouse et de la petite Emmanuelle. La séparation d'avec sa petite fille, avait beaucoup éprouvé  la pauvre Amélie qui était tombée malade, peu de temps après le départ de son fils. Quant à Emile, il s'était replié sur lui-même et refusait de commenter les événements. Après le départ d'Adrien, les habitants du petit village s'étaient sentis orphelins. Parmi eux, quelqu'un devait avoir du mal à trouver le sommeil.

Adrien n'avait pas eu le choix; il s'était installé dans un petit village de Moselle situé à deux kilomètres environ de la frontière allemande. Le cabinet médical était situé dans la grande bâtisse qu'Adrien louait à un notaire de la région. Au début, les patients ne se bousculaient pas; certains préféraient même se rendre en ville pour consulter. Il faut dire que l'installation du jeune médecin avait suscité sinon la méfiance, du moins une certaine réserve. Les paysans ne se livrent pas facilement, à plus forte raison lorsqu'ils ont affaire à des étrangers. Tout en haut du village, la cité douanière abritait une dizaine de familles. Il s'agissait, pour la plupart, de rapatriés d'Algérie. Adrien se sentait beaucoup plus proches de ces gens qui souffraient, comme lui, du déracinement.

Dispersés sur le territoire de la commune, de petits hameaux englobaient les quelques fermes exploitées par leurs propriétaires. Pour visiter ses malades, Adrien avait besoin d'une voiture. A Thionville, le couple avait acheté un véhicule d'occasion chez le concessionnaire d'une grande marque. Ce dernier avait insisté pour leur vendre un véhicule neuf mais Adrien avait décliné l'offre qu'il jugeait beaucoup plus intéressée qu'intéressante. C'est au volant d'une « Simca Aronde », couleur vert bouteille, qu'Adrien était avait pris la route qu'encombraient les tracteurs.       

L'été tirait à sa fin; il fallait déjà songer au chauffage. Lolita était frileuse et puis, il y avait la petite Emmanuelle âgée de quelques mois à peine. Le marchand de charbon avait commencé ses livraisons depuis plusieurs semaines. Pour parer à toute éventualité, Adrien lui avait commandé de pleins sacs de « boulets » qu'il avait entreposés dans sa cave. A la campagne on se chauffait au charbon, beaucoup plus polluant mais beaucoup moins cher. Sur les conseils de ses voisins, Adrien avait fait procéder au ramonage de sa cheminée et se tenait  prêt à affronter l'hiver qui s'annonçait rigoureux.   

A la mi-décembre, les premières neiges avaient recouvert les toits de tuile. La chose n'avait rien d'exceptionnel, dans ce coin perdu de Lorraine. Pour effectuer ses visites à domicile, Adrien avait troqué ses mocassins contre des bottes. Quant au blouson de cuir noir, que Lolita lui avait offert, il était devenu d'une grande utilité pour sortir la nuit. Une épidémie de grippe sévissait depuis quelques jours; Adrien était de plus en plus sollicité. Disons le, les paysans avaient fini par l'adopter au point que certains allaient même jusqu'à lui demander conseil lorsqu'ils avaient une bête malade.

A cette époque, les communications téléphoniques avec La Réunion étaient pratiquement inexistantes et le courrier mettait plusieurs jours pour parvenir à son destinataire.  Les nouvelles se faisaient rares. Christiane, la sœur aînée d'Adrien, avait accompagné un malade à Paris. Elle en avait profité pour prendre quelques jours de congé. Après un week-end dans la capitale, elle avait pris le train pour Thionville. A la gare, Adrien l'attendait avec beaucoup d'émotion. Le frère et la sœur ne s'étaient pas vus depuis plus d'un an et Christiane avait tant de choses à raconter. Les nouvelles des parents étaient plutôt rassurantes. Amélie, qui avait toujours du mal à se remettre du départ de sa petite fille, avait trouvé refuge dans la prière, pendant qu'Emile retrouvait ses camarades du parti communiste, dans des réunions de cellule qui s'achevaient, souvent, tard dans la soirée.

 La chaussée était glissante avec, par endroits, des plaques de verglas. Adrien ne quittait pas des yeux la route qui rétrécissait au fur et à mesure qu'on s'approchait du village. Christiane, qui était restée silencieuse depuis un moment, s'était sentie, tout à coup, comme inspirée. Se penchant vers Adrien, elle lui avait appris, sur le ton de la confidence, que Sabine avait épousé son successeur, peu de temps après que ce denier se fût installé. La jolie secrétaire, avait accouché peu de temps après d'un garçon qu'elle avait prénommé Adrien. Son mari aurait préféré l'appeler Armand, du prénom de son père, mais Sabine avait tellement insisté qu'il avait fini par accepter. Christiane tenait ces informations de la nouvelle secrétaire, une vieille fille que Sabine avait choisie pour la remplacer. Adrien, comme frappé d'une busque surdité,  avait affiché un sourire énigmatique qui n'avait pas échappé à sa sœur. La voiture venait de franchir le portail;  sur le pas de la porte, la petite Emmanuelle, dans les bras de Lolita, n'arrêtait pas d'envoyer des bisous à sa marraine.

Le temps a passé. N'allez pas chercher Adrien en Moselle ou en Provence. Depuis plus de dix ans, il exerce à temps plein dans un hôpital de La Réunion. Lolita élève maintenant ses trois enfants dans la sérénité retrouvée, tandis que Sabine, mère de trois enfants, elle aussi, a suivi son mari, aujourd'hui pédiatre à Montbéliard. Les parents d'Adrien ont retrouvé une deuxième jeunesse auprès de leurs petits enfants.

Ce matin le ciel est bleu et Lolita est toute heureuse. Sa mère, qu'elle avait perdue de vue depuis plusieurs années, lui a écrit de Djibouti, pour lui dire qu'elle passerait les fêtes de fin d'année à La Réunion. Pour la première fois depuis son mariage, Adrien allait faire la connaissance de sa belle-mère. Sur les hauteurs de l'île, il observait les premiers nuages qui annonçaient, pour l'après-midi, un ciel couvert.      

 

 

 



11/06/2008
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