La Fournaise

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SUR LA MAUVAISE PENTE ( Dernier épisode)

SUR  LA  MAUVAISE  PENTE    (Dernier  épisode)

Après avoir obtenu leur brevet, les deux jeunes gens avaient pris des voies différentes. Angélique avait entrepris des études d’infirmière tandis que Bertrand faisait ses premiers pas dans l’Education Nationale, en qualité de suppléant. Depuis son affectation dans une école primaire des hauts de Saint Leu, Bertrand s’était peu à peu libéré de la tutelle de sa tante Emma. Cette dernière ne cessait de remercier le Ciel et se répandait en actions de grâce devant la statuette de Notre Dame de Lourdes, qu’une amie lui avait ramenée à l’occasion d’un pèlerinage dans la cité mariale.

Bertrand avait cinq ans pour préparer son CAP. Dans l’immédiat, il préparait activement le concours de recrutement des instituteurs remplaçants(CRIR), qui lui procurerait, en cas de succès, une situation beaucoup plus stable. Chaque jeudi, il descendait jusqu’au Port, dans la vieille Simca Aronde d’un collègue. Il prenait ensuite l’autorail pour retrouver Angélique à Saint-Denis. Les amoureux ne se cachaient plus et se promenaient bras dessus, bras dessous dans les rues du chef-lieu. Après un déjeuner en tête à tête, dans un petit restaurant chinois situé au bas de la rue Charles Gounod, ils passaient l’après-midi dans le petit studio qu’Angélique partageait avec une amie. Cette dernière qui travaillait à l’équipement, ne rentrait chez elle qu’en début de soirée.

Trois années avaient passé. Bertrand avait obtenu le fameux CRIR, Les deux jeunes gens, qui avaient maintenant une situation stable, avaient décidé de se marier. Si la tante Emma s’était réjouie à l’annonce de cette nouvelle les parents d’Angélique s’étaient montrés beaucoup moins enthousiastes. Ils n’avaient toujours pas accepté que leur fille passe outre leurs recommandations. Le mariage avait eu lieu dans la semaine qui précède Noël. La coutume voulait qu’à La Réunion on ne se marie pas en cette période de l’Avent, qui précède la naissance du Christ. Pour ces catholiques intégristes, raison de plus pour ne pas assister au mariage de leur fille.

Bertrand avait accepté de se marier à l’église pour faire plaisir à sa tante. La cérémonie religieuse s’était déroulée dans la petite église du village qu’Emma n’avait jamais voulu quitter. C’est, il me semble, dans un restaurant de Saint-Pierre qu’elle avait régalé, les quelques amis du couple invités au repas de noce. Les témoins, au nombre de deux, avaient été choisis dans les milieux professionnel respectifs des mariés. Aux environs de minuit, chacun était rentré chez soi tandis que Bertrand et Angélique passaient leur nuit de noce dans un petit hôtel du bord de mer. Le voyage de noce qu’ils projetaient de faire à l’île Maurice, avait été remis à plus tard.

Angélique travaillait depuis quelques mois à l’hôpital Gabriel Martin de Saint-Paul. A la rentrée de mars, un poste d’instituteur remplaçant venait de se libérer à Bois-de-Nèfles et Bertrand avait saisi cette opportunité pour se qui rapprocher de son épouse. Dans les hauts, les logements vacants n’étaient pas faciles à trouver. Angélique, avait vécu, les premiers mois dans une pension de famille. Bertrand se refusait à accepter cette situation et s’était mis en quatre pour dénicher une maison. Alors qu’il commençait à désespérer, le décès d’un vieux monsieur, qui vivait seul dans sa petite maison créole, allait lui permettre de s’installer, à Bois-de-Nèfles, avec son épouse.

Aucun des deux jeunes gens n’avait encore obtenu son permis de conduire et la voiture n’était donc pas une priorité. La maison du vieux monsieur était située à proximité d’un arrêt de bus; pour se rendre à son travail, Angélique n’avait que quelques mètres à faire avant de monter dans le taxi collectif qui reliait Bois-de-Nèfles au centre ville. Pour ses débuts à l’hôpital, la jeune infirmière ne travaillait que de jour. Les choses risquaient de se compliquer lorsqu’elle serait amenée à prendre les gardes de nuit.

Bertrand s’était inscrit à des cours de conduite dans une auto-école de Saint-Paul. Le code de la route s’apprenait par cœur et le moniteur, qui disposait d’un véhicule à double commandes, consacrait l’essentiel de ses activités à la conduite. Après une bonne douzaine de leçons, Bertrand avait obtenu son permis de conduire du premier coup. Tante Emma, toujours aussi généreuse, avait mis la main à la poche pour offrir à son neveu sa première voiture. La «Dauphine Gordini», achetée au comptant, avait fait pâlir d’envie des collègues beaucoup plus âgés, pour qui l’achat d’un véhicule neuf n’était pas une priorité.

Angélique voyait ses parents, de temps à autre, à l’occasion de ses déplacements à Saint-Denis. Pour faire bonne figure, ses parents lui avaient offert l’assurance de la voiture. Au début de leur mariage, Bertrand n’accompagnait jamais Angélique chez ses parents. Les choses avaient changé lorsque son beau-père avait fait son premier infarctus. Pour la première fois, depuis le mariage, les deux hommes s’étaient revus à l’hôpital, dans une chambre du service de cardiologie. A compter de cet instant, le vieil homme, affaibli par la maladie, avait déposé les armes. Bertrand n’était plus l’étranger qui avait volé sa fille unique.

Cela faisait plusieurs semaines qu’Emma se sentait fatiguée au point de ne plus assister à la messe du dimanche. Son médecin lui avait prescrit des analyses qui n’avaient pu être faites dans le département. Avant même que les résultats ne lui parviennent, le jeune médecin avait été appelé un soir par une voisine. Il n’avait pu que constater le décès de la vieille dame, emportée par une maladie foudroyante. Emma s’était éteinte sans bruit, comme elle avait vécu.

Après celle de ses parents, survenue une dizaine d’années plus tôt, la disparition brutale de sa tante avait beaucoup affecté Bertrand. Dans la petite église où sa tante venait prier régulièrement, le jeune homme n’avait pas pu retenir ses larmes. Angélique avait pris le bras de son mari et se tenait serrée contre lui pour mieux partager son chagrin. En cette veille de la Toussaint, le cimetière avait un pris petit air de fête avec ses tombes couvertes de fleurs de toutes les couleurs. Emma était connue de tout le village et tout le village était venu lui rendre un dernier hommage. A la sortie du cimetière, Bertrand avait retrouvé ses camarades de classe venus lui apporter leur soutien à travers de chaleureuses poignées de main.

Après un repas chez des voisins, Angélique et Bertrand avaient couché dans la maison d’Emma. Cette nuit là, le chien des voisins avait hurlé à la mort tandis qu’Angélique se redressait dans son lit, réveillée par ses hurlements. Bertrand, de son côté avait eu une nuit agitée. Il revoyait, comme au premier jour, sa tante venue l’accueillir à l’aéroport de Gillot; sa capeline, ornée d’un large ruban bleu, l’avait beaucoup amusé. Il s’était dit que, dans sa banlieue natale, les jeunes l’auraient certainement poursuivie de leurs railleries.

Les jeunes gens s’étaient réveillés alors que le soleil était déjà levé. La voisine leur avait préparé le café; un «café coulé» comme on disait à cette époque. Après avoir soigneusement refermé la maison d’Emma et laissé une des clefs à la voisine, Angélique et Bertrand avaient pris la route. Dans le coffre de la voiture, ils avaient pris quelques souvenirs comme cette statuette de Notre Dame de Lourdes qu’Emma avait posé sur sa table de nuit.

Ce n’est qu’un mois plus tard que Bertrand avait reçu une convocation d’un notaire de Saint-Pierre. Ce dernier lui avait fait part des dernières volontés de sa tante. A l’exception d’une petite somme qu’elle avait léguée à la communauté religieuse, tout ce qu’elle possédait, revenait à son neveu. La vieille dame n’était pas riche mais rien que la maison et les deux mille mètres carrés de terrain, sur lesquels elle avait été construite, représentaient une valeur sûre.

Bertrand avait du emprunter pour payer les droits de succession qu’il trouvait exorbitants. Pendant les grandes vacances, Angélique et son mari étaient retournés au village. La jeune femme avait pris quelques jours de congé pour aider son mari à mettre de l’ordre dans les affaires d’Emma. Le courrier s’était entassé dans la boîte aux lettres devenue trop petite. Des factures d’eau et d’électricité mais aussi des avis d’imposition qui vous tombent dessus en cette période de l’année. Bertrand s’était promis de régler tout ça dans les prochains jours. Pour le moment, il faisait le tour du propriétaire sans se soucier des voisins qui passaient leur temps à l’épier.

Angélique n’avait pas attendu plus longtemps pour s’atteler aux tâches ménagères. Emma collectionnait les vieux journaux qui s’étaient entassés dans un coin du débarras. Après avoir négligemment feuilleté quelques uns, Angélique s’apprêtait à les brûler lorsque Bertrand, entré à l’improviste, l’en avait dissuadé. Ces vieux journaux, pouvaient se révéler une mine de renseignements pour un jeune enseignant.

Après avoir fait, pendant une dizaine de jours, le va et vient entre Saint-Pierre et la petite commune des Hauts, le jeune couple avait regagné sa maison de location à Bois-de-Nèfles. Bertrand avait trouvé un locataire pour la maison qu’Emma lui avait laissée; ce dernier, postier à Saint-Louis, venait tout juste de rejoindre son affectation, après de longues années passées en région parisienne. Ce père de trois enfants avait été séduit par les dimensions du terrain peuplé d’arbres fruitiers et de plantes ornementales.

Au fil des mois, Bertrand s’était rendu compte qu’il n’était pas fait pour exercer le métier d’enseignant. Il supportait de plus en plus mal les contraintes du métier. Contrairement à certains collègues, il n’avait pas l’échine assez souple pour se courber devant un inspecteur primaire imbu de sa supériorité. Les relations entre les deux hommes n’étaient pas au beau fixe et la plupart des enseignants avaient choisi leur camp, sans plus attendre. De son côté, Bertrand ne s’était fait aucune illusion quant au soutien de son syndicat. Le jeune instit s’était résigné à quitter, tôt ou tard, l’Education Nationale et préparait, dans la plus grande discrétion, différents concours administratifs.

Angélique et Bertrand avaient été invités, dans le sud de l’île, au mariage d’un couple d’amis. Pour ne pas être en retard, les jeunes gens étaient partis, ce vendredi, aussitôt après la classe. Le repas de noce avait eu lieu à Manapany, dans un restaurant du bord de mer. A leur arrivée à Saint-Joseph, les invités se pressaient déjà dans la vaste salle du restaurant artistement décorée. Pour la circonstance, le jeune marié, originaire de Longwy, avait offert le voyage à ses parents. Le père, métallurgiste de profession, n’avait quitté sa Lorraine natale que pour effectuer son service militaire en région parisienne; quant à la mère, elle ne se souvenait qu’être allée une fois à Nancy, alors qu’elle avait tout juste dix huit ans. Après une première semaine, passée dans notre île, le couple se répandait en compliments sur les charmes de notre île et sur l’accueil de ses habitants.

Les invités avaient dansé jusqu’à une heure avancée de la nuit. Angélique, épuisée par une semaine de garde de nuit, aurait souhaité passer la nuit dans un petit hôtel de Saint-Pierre. Bertrand, qui devait prendre son travail le lendemain, avait pris la route après une soirée bien arrosée. Cette nuit là, le jeune homme roulait vite, beaucoup trop vite. A la sortie d’un virage, peu après la ville de Saint-Leu, la petite voiture avait quitté la route, pour s’écraser quelques mètres en contrebas. Bien que blessé, Bertrand avait réussi à s’extirper de la voiture pour aller chercher du secours. Un médecin qui passait par là n’avait pu que constater le décès d’Angélique, restée coincée dans la voiture.

L’ambulance des sapeurs pompiers, appelée sur les lieux, avait transporté le corps de la jeune femme à l’hôpital de Saint-Paul. Après avoir reçu des soins aux urgences, Bertrand avait été pris en charge par un ami, infirmier à Gabriel Martin. Il avait bien fallu annoncer la triste nouvelle aux parents d’Angélique. Ce ne sont pas les gendarmes mais le curé de la cathédrale qui s’en était chargé. Bertrand qui avait fini par bien connaître ses beaux-parents avait voulu qu’il en soit ainsi.

Les parents d’Angélique, justement, avaient eu beaucoup de mal à surmonter cette épreuve, malgré leur foi en Dieu. Leur fille avait été inhumée à Saint-Denis, dans le caveau familial où reposaient, depuis longtemps déjà, ses grands-parents. Des caveaux comme celui-là, il y en avait plusieurs dans le cimetière mais aucun d’eux n’était couvert d’autant de fleurs. Toutes les semaines, Suzanne allait se recueillir sur la tombe de sa fille. André s’était, pour sa part, replié sur lui-même et passait des heures enfermé dans son bureau.

Après la mort de sa femme, Bertrand, selon l’expression consacrée, avait noyé son chagrin dans l’alcool. Les cuites étaient de plus en plus fréquentes avec des répercussions sur son métier d’enseignant. Les mises en garde de sa hiérarchie lui importaient peu. Son inspecteur – qui ne l’avait pourtant pas en odeur de sainteté – avait longtemps fermé les yeux, en raison des circonstances. Un matin, la sanction avait fini par tomber. Bertrand était révoqué. Le jeune enseignant avait accueilli cette sanction presque avec soulagement. Il ne supportait plus cette école, ce village et surtout cette petite maison créole qui lui rappelait tant de souvenirs.

Bertrand avait vendu, pour une bouchée de pain, la propriété que sa tante Emma lui avait laissée. Son locataire ne s’était pas fait prier pour l’accompagner chez le notaire. Après une ultime visite aux cimetières, où reposaient les corps d’Angélique et de sa tante Emma, Bertrand avait pris l’avion pour Paris. Aux Mureaux, il avait retrouvé quelques amis d’enfance restés prisonniers de leur cité. Beaucoup de familles avaient fui cette banlieue devenue synonyme de violence.

Les amis de Bertrand n’étaient pas des enfants de chœur et le jeune homme fragilisé par la mort de ses parents et celle, beaucoup plus récente, de son épouse était devenu une proie facile, pour beaucoup d’entre eux. Avec l’argent que lui avait procuré la vente de sa maison, Bertrand n’avait pas eu de mal à trouver un petit meublé, au cœur même de la cité. Le studio, situé au rez-de-chaussée d’un vaste immeuble, accueillait le week-end des jeunes en mal de sensations. Ces derniers se partageaient les bouteilles d’alcool et le cannabis payés sur le compte de Bertrand. Ce denier ne réagissait plus que timidement Plus d’une fois, la police avait du intervenir pour les ramener à la raison.

Après avoir dilapidé son argent avec ses copains, Bertrand n’avait plus les moyens de se loger. Ses voisins assistèrent avec soulagement à son départ de la cité. Pour tout bagage, il n’avait qu’une valise et un grand sac dans lequel il avait fourré, au milieu de quelques vêtements, une photo d’Angélique protégée par un cadre acheté, peu de jours avant son départ de La Réunion. Bertrand était parti à pied, indifférent à la pluie fine qui tombait ce matin là sur la région parisienne. Depuis, personne dans la cité ne l’avait jamais revu.

De passage à Paris, il y a de cela quelques années, je me promenais du côté du Forum des Halles lorsque, brusquement, je m’étais arrêté. Sur le trottoir, un homme, d’aspect jeune, était assis avec, à ses côtés, un berger allemand au poil terne. Si ce n’était cette barbe qui lui mangeait la moitié du visage, j’aurais juré qu’il s’agissait de Bertrand. Tandis que je me penchais pour lui laisser une pièce ou, peut-être même, un tout petit billet, l’homme m’a jeté un étrange regard. Gêné, je me suis relevé avant de m’éloigner, à grands pas, comme si j’avais vu un fantôme.

Chacun sait que les fantômes n’existent que dans l’imagination …



05/12/2008
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