La Fournaise

La Fournaise

SUR LA MAUVAISE PENTE

 

SUR   UNE   MAUVAISE   PENTE

Bertrand devait avoir quinze ans lorsqu’il avait perdu ses parents, victimes d’un accident de la circulation, en région parisienne. Le jeune garçon, qui n’avait plus aucune attache en Métropole, était venu à La Réunion et vivait depuis chez sa tante, dans une petite commune du sud de l’île. La disparition brutale de ses parents avait perturbé le jeune garçon, plongé du jour au lendemain dans un univers qui lui était étranger. Bertrand, né aux Mureaux, dans le département des Yvelines, n’avait pas plus de cinq ans lorsqu’il était venu à La Réunion pour la première fois. Il avait accompagné ses parents venus passer leurs congés dans l’île. Le couple, qui travaillait à Paris dans un grand hôpital bénéficiait tous les cinq ans de congés administratifs. Ils n’avaient que très peu profité de cet avantage, pour privilégier la scolarité de leur fils.

Emma, la tante de Bertrand, avait perdu son mari peu de temps après leur mariage et vivait seule dans une case créole, devenue beaucoup trop grande pour elle. Enseignante à la retraite, Emma n’avait jamais voulu se remarier. Ce ne sont, pourtant, pas les prétendants qui lui faisaient défaut. La jeune femme était ce qu’on a coutume d’appeler un beau parti. A cette époque on parlait davantage, à La Réunion, d’un « pied de riz ». Cette expression concernait les jeunes femmes ayant une bonne situation; autrement dit, capables de subvenir seules aux besoins du ménage.

Les années qui avaient suivi son veuvage, Emma avait vécu en compagnie de sa vieille mère qui n’avait, pour toutes ressources, que la maigre pension de son défunt mari. La mère d’Emma avait commencé à travailler très jeune comme employée de maison, dans une riche famille de la localité. Charles, le fils aîné de la famille n’avait pas été insensible au charme de la jeune fille qu’il avait poursuivie, pendant de longs mois, de ses assiduités. Cette dernière avait fini par se laisser abuser et, de leur relation était née une petite fille qu’elle avait appelée Emma.

Les parents du jeune homme n’auraient jamais admis que leur fils épouse une domestique. Partagés entre orgueil et convictions religieuses, ces petits bourgeois qui, pour rien au monde, n’auraient manqué la messe du dimanche, s’étaient confiés à leur curé. Le vieil homme, qui bénéficiait, pour l’entretien de son église, des largesses du couple, n’avait pas voulu condamner ouvertement le comportement du jeune homme. Il avait simplement conseillé aux parents de prendre en charge l’éducation de la petite Emma.

Quelques années plus tard, Charles avait épousé la fille, aussi sotte que riche, d’un notaire de la région. La mère d’Emma s’était mariée, elle aussi, alors que sa petite fille venait de fêter son deuxième anniversaire. L’homme qu’elle avait épousé, occupait un emploi de fontainier dans la commune voisine. Sans l’ombre d’une hésitation, le brave homme avait donné son nom à la petite Emma qu’il considérait comme sa propre fille. Un an, après qu’ils se soient mariés, un petit Vincent était venu au monde. Après s’être marié, Vincent quittera l’île, avec son épouse, à l’âge de vingt trois ans.

Les deux enfants avaient grandi côte à côte, sans jamais se douter qu’ils étaient nés de pères différents. De leur côté, les parents de Charles avaient tenu la promesse qu’ils avaient faite au curé. Chaque mois, ils faisaient parvenir discrètement à la mère d’Emma un petit pécule qui lui permettait de joindre les deux bouts. Son mari ressentait cela comme une humiliation mais se taisait pour ne pas en rajouter. Cette situation a duré jusqu’à ce qu’Emma, après avoir subi avec succès les épreuves du brevet élémentaire, décroche un poste d’enseignante dans une école primaire de la région. A partir de ce moment, les parents de Charles, estimèrent qu’ils avaient accompli leur devoir et ne donnèrent plus signe de vie. A la messe dominicale, ils pouvaient maintenant – c’est du moins ce qu’ils pensaient – croiser le regard des autres paroissiens sans avoir à rougir.

Chaque dimanche, accompagné de son épouse, Charles rendait visite à ses parents dans la grande propriété, gardée par deux bergers-allemands, qu’ils possédaient à la sortie du village. Le père de Charles possédait une grande partie des terres de la région. Les terres des hauts étaient plantées en géranium tandis que la canne à sucre s’étalait jusqu’en bordure de la route nationale.

Sur ces terres, les colons avaient bâti, sans aucun titre de propriété, leurs modestes cases dans lesquelles vivaient à l’étroit, leurs nombreuse familles. La vie n’était pas toujours rose pour ces pauvres diables qui devaient trimer par tous les temps pour un quart de la récolte. Depuis une malencontreuse chute de cheval, le père de Charles avait du céder à son fils le titre de commandeur dont il était si fier. Charles n’avait pas fait de brillantes études et passait une grande partie de son temps sur les chemins de propriété, au volant de sa vieille jeep achetée aux Domaines, à l’occasion d’une vente aux enchères. A l’époque, l’armée et la gendarmerie étaient pratiquement les seuls à posséder des véhicules de ce type.

Pour s’être marié, n’avait rien changé aux habitudes de ce grand benêt. Plus d’une fois il s’était fait surprendre dans les champs de cannes, abusant du droit de cuissage qu’il s’était octroyé, sur quelque pauvre fille croisée, par hasard, sur la propriété. L’idée de se rebeller ne serait jamais venue à ces jeunes femmes, terrorisées à la seule idée que leurs parents pouvaient être chassés de leurs cases. Il faut dire qu’en ces temps là, les notables, à l’image de cette famille, pouvaient s’enorgueillir de la quasi-impunité dont ils bénéficiaient.

Il est, toutefois, une justice à laquelle ils pouvaient difficilement échapper; je veux parler de la justice immanente qui frappe aussi bien les petits, que les grands de ce Monde. Les parents de Charles rêvaient d’un petit fils, pour prendre la succession. Ce dimanche, à l’heure des vêpres, Charles, contrairement à son habitude, était venu seul, chez ses parents. Le jeune homme avait la mine des mauvais jours et se tenait, silencieux, dans un coin du salon. Devant l’insistance de ses parents, il avait tout de même fini par se confier.

Angélique, son épouse, déprimait, avait-il avoué avec des sanglots dans la voix, depuis que son gynécologue lui avait appris, qu’elle ne pourrait pas avoir d’enfant. Pour les deux vieux, c’était un peu comme si le sol se dérobait sous leurs pieds. Après un long silence, la mère avait tenté, timidement, de rassurer son fils: Peut-être qu’en France… après avoir consulté un spécialiste… Le voyage en avion coûtait une petite fortune, mais les parents de Charles étaient prêts à tous les sacrifices pour que leur belle-fille puisse leur donner le petit-fils dont ils rêvaient. Le hic c’est qu’Angélique ne voulait pas s’éloigner de sa mère malade; quant à Charles, pourtant réputé pour ses fanfaronnades, il avait peur de prendre l’avion et n’aurait pas voulu accompagner son épouse en Métropole.

Emma avait décidé de consacrer, à ce neveu qui lui était tombé du Ciel, une grande partie de son temps et de ses revenus. Après l’avoir inscrit dans le collège le plus proche, elle lui avait offert un vélo pour qu’il n’ait pas à faire à pied, les deux ou trois kilomètres qui le séparaient du collège. L’arrivée de ce jeune garçon, venu d’une lointaine banlieue, avait fait sensation dans l’établissement et Bertrand s’était vite rendu compte de l’importance que lui accordaient ses petits camarades. Les enseignants eux-mêmes – peu habitués à des élèves s’exprimant avec autant de facilité –  avaient du mal à cacher leur stupéfaction. Les jeunes filles de troisième étaient, toutes, tombées amoureuses de Bertrand et rivalisaient de leurs charmes, pour attirer son attention. Les garçons, quant à eux, n’appréciaient que modérément l’arrivée de celui qu’ils considéraient déjà comme un rival. Après quelques échanges de coups de poing, le calme était revenu dans l’établissement.

Le week-end, Bertrand retrouvait quelques copains dans une case abandonnée, située à l’écart du village. La petite bande, de cinq ou six garçons, se partageait le paquet de « Craven » acheté avec l’argent de poche qu’Emma donnait régulièrement à son neveu. Il arrivait qu’une bouteille de « rhum arrangé », subtilisée au père d’un des jeunes, passe de main en main jusqu’à épuisement. La bouteille n’était remplie qu’à moitié, ce qui n’excuse pas, pour autant, le comportement des jeunes garçons. Leur petit manège a duré jusqu’à ce qu’ils se fassent surprendre par le propriétaire de la maison. Ce dernier avait aussitôt informé les parents qui, de concert, avaient mis un terme à ces agissements.

A la fin de l’année scolaire, Bertrand n’avait eu aucun mal à décrocher son BEPC. L’année suivante, le jeune homme, titulaire d’une bourse d’études, avait été admis au lycée Leconte de Lisle, en qualité de pensionnaire. Emma lui avait trouvé un correspondant, en la personne d’un de ses cousins qui exerçait les fonctions de bibliothécaire dans ce même lycée. Le dimanche matin, après avoir fait viser son billet de sortie par son correspondant, Bertrand déambulait dans les rues du chef-lieu jusqu’à l’heure du repas. Il se mêlait souvent à la petite bande de « mauvais garçons » suspendus aux grilles du Jardin de l’Etat. Ces derniers passaient leur temps à interpeller les passants ou à siffler les jeunes filles qui avaient le malheur de s’aventurer dans les parages. Bertrand avait acheté la protection de ces jeunes gens en leur offrant à boire avec l’argent de poche que lui donnait sa tante. Le commerçant fermait volontiers les yeux sur l’âge de ces jeunes qui n’avaient pas atteint, pour certains, l’âge de la majorité fixé à vingt et un ans.

L’après-midi, lorsqu’il n’allait pas au cinéma, Bertrand se rendait au stade de La Redoute pour assister à une rencontre de football. Aux environs de dix huit heures, il retrouvait ses copains qui l’attendaient fébrilement, devant le jardin de l’Etat. Ce dimanche soir, Bertrand avait abusé du « Kina Saint-Germain » qu’il avait pris l’habitude de consommer, mélangé à du rhum. Ce mélange était très à la mode chez les jeunes et les moins jeunes. A peine franchie la grille du lycée, Bertrand avait été interpellé par un surveillant, quelque peu surpris par sa démarche hésitante. L’état d’ébriété du jeune garçon, avait contraint le surveillant à le conduire à l’infirmerie. Dès le lendemain, l’infirmière en avait référé à l’Administration, qui s’était montrée inflexible.

Dans les jours qui suivirent, Emma avait été informée du renvoi de son neveu et s’était aussitôt demandée ce qui allait advenir de Bertrand. Les religieuses auxquelles elle s’était confiée, lui avaient suggéré l’école Saint-Michel tenue par les frères des écoles chrétiennes. Dans cet établissement, Bertrand pourrait préparer un brevet élémentaire susceptible de lui ouvrir les portes de l’Education Nationale. La mère supérieure connaissait très bien le directeur de cette école, pour l’avoir fréquenté à l’époque où ni l’un ni l’autre ne songeait à entrer dans les ordres. Elle avait offert ses bons offices à la pauvre Emma, complètement déboussolée depuis le renvoi de son neveu. Emma, qui avait enseigné pendant de longues années avec un brevet élémentaire, s’était rangée au point de vue des religieuses. Il ne lui restait plus qu’à convaincre son neveu, déjà engagé sur une mauvaise pente.

On ne peut pas dire que Bertrand ait été emballé par la proposition des bonnes sœurs, un peu trop empressées à son gré. Le garçon n’avait, pas d’autre choix et s’était finalement laissé convaincre, un rien satisfait à la pensée de retrouver ses copains. L’école Saint-Michel ne disposait pas d’un internat; il avait fallu qu’Emma déniche une pension de famille à proximité. La pension était tenue par madame Girouetta, épouse d’un retraité militaire. Ce dernier passait une bonne partie de ses journées à jouer aux cartes dans l’arrière boutique d’un commerçant chinois, lui-même passionné des jeux de hasard. Pour l’ancien légionnaire, les parties de cartes étaient aussi l’occasion de vider quelques chopines de bière achetées à crédit. Le commerçant notait scrupuleusement sur un cahier d’écolier les consommations de ses clients. En fin de mois, la note était quelques fois, sujette à contestation mais tout rentrait dans l’ordre après que le commerçant eût menacé ses clients de ne plus leur faire crédit.

Madame Girouetta n’appréciait pas beaucoup le comportement de son mari. De violentes disputes, au cours desquelles elle se faisait traiter de « vieille peau », ne tardaient pas à éclater lorsqu’Alexandre rentrait à la maison en titubant. Ces disputes amusaient beaucoup les pensionnaires, privés de distractions. Dans toute la maison, il n’y avait qu’un vieux poste de radio qu’Alexandre avait ramené de Djibouti et qui trônait sur le buffet de la salle à manger entre une pendule arrêtée et une lampe à pétrole. Cette lampe, un souvenir de sa mère, madame Girouetta la tenait prête pour le cas où il y aurait eu une panne d’électricité.

Bertrand s’était vite adapté à ce régime de semi-liberté qui contrastait avec les conditions imposées, en internat, par l’administration du lycée. Dans cette pension de famille logeaient, à deux ou trois par chambre, une dizaine de filles et garçons objet de la ségrégation sexuelle, imposée par madame Girouetta. Il n’empêche qu’une fois les lumières éteintes, le grincement d’une porte, le bruit d’une chaise qu’on déplace un peu trop brusquement sur le parquet, tout indiquait que, dans l’obscurité, il se passait quelque chose. Madame Girouetta ne croyait pas aux fantômes et ses réflexions, à l’heure du petit déjeuner, avaient fait rougir plus d’un pensionnaire.

Les épreuves du brevet élémentaire allaient avoir lieu dans une semaine. Du succès de leurs élèves, dépendait le renom de l’établissement concurrencé par les écoles laïques du chef-lieu. Les Chers Frères des Ecoles Chrétiennes – comme on avait l’habitude de les appeler – avaient demandé aux jeunes garçons de rester chez eux pour réviser. Bertrand avait pris ce prétexte pour traîner dans les rues de Saint-Denis plutôt que de s’enfermer dans sa chambre à feuilleter ses cahiers de cours.

Le jour de l’examen, Emma avait allumé une bougie devant la statue de la Vierge Marie, avant de prier, la matinée entière, dans la petite église du village. Plus que quelques heures à attendre et la pauvre femme allait pouvoir respirer. De son côté Bertrand, malgré quelques petits soucis avec Pythagore, affichait une grande sérénité. La correction des épreuves avait duré plus longtemps que prévu, en raison d’une grève perlée, du personnel enseignant. Les résultats n’avaient été publiés que le lendemain après-midi, avant d’être affichés dans l’enceinte de l’Ecole Centrale. C’est dans cette école située, rue Félix Guyon, que s’étaient déroulées les épreuves du brevet. Bertrand avait été informé de son succès par Angélique, une jeune fille élève de l’Ecole Joinville admise, elle aussi, sans grandes difficultés.

Angélique, la petite amie de Bertrand, vivait chez ses parents dans une case créole située rue Fénelon. Les parents de la jeune fille, du genre petits bourgeois, ne voyaient pas d’un bon œil cette relation et, bien qu’Angélique se soit affranchie, depuis de longs mois, de l’autorité parentale, les deux jeunes gens s’affichaient le moins possible en public. Sur le scooter prêté par un ami de Bertrand, ils prenaient le plus souvent la route de la Montagne. Cette route en lacets, beaucoup moins fréquentée qu’aujourd’hui, était bordée de grands arbres, qui offraient aux amoureux le calme et la discrétion.

A suivre…

 



04/11/2008
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