La Fournaise

La Fournaise

LE MILITANT

LE   MILITANT

 

Cette petite histoire, comme toutes celles que je vous ai contées jusqu'ici, relève de la fiction. Les personnages, comme le parti, n'ont existé que dans mon imagination délirante.

Marc venait d'avoir seize ans lorsque ses camarades l'emmenèrent, pour la première fois, à une réunion des jeunes du parti. Les réunions avaient  lieu le jeudi après-midi, jour de congé, chez des gens connus pour leurs idées progressistes. Bien qu'intimidé, Marc avait pris place à la table autour de laquelle se tenaient des jeunes venus d'horizons divers. En bout de table, un cadre du parti consultait ses notes avant la séance des présentations.

Le but de ces réunions était de former ceux qui allaient devenir, plus tard, les cadres du parti. Les jeunes, les bras croisés comme à l'école, avaient écouté, sans broncher, le discours que leur avait tenu, pendant plus d'une heure, le responsable politique. Marc avait été littéralement subjugué par les talents d'orateur de cet homme encore jeune et déjà si convaincant. Les semaines qui suivirent, et jusqu'à la fin de l'année scolaire, Marc fit preuve d'une telle assiduité que ses camarades eux-mêmes s'en étonnèrent.

Au fil des mois, Marc était devenu un militant. Ses parents qui avaient, dès les premiers temps, flairé l'embrigadement, n'avaient rien pu faire pour le dissuader. Il faut dire que leur fils venait de décrocher son baccalauréat avec mention ce qui n'était pas donné à tout le monde. Marc n'avait pas les moyens de poursuivre ses études en Métropole. Comme beaucoup de jeunes, à cette époque, il avait embrassé la carrière d'enseignant, après un passage obligé par l'Ecole Normale.

Marc avait débuté sa carrière dans l'école primaire d'un petit village situé dans l'ouest de l'île. Sa réputation d'homme de gauche l'avait précédé et le directeur l'avait fraîchement accueilli. Avec quelques difficultés, le jeune enseignant avait trouvé à se loger, dans une pension de famille qui accueillait, en grande partie, les élèves du cours complémentaire venus des localités avoisinantes. Dans cette modeste pension de famille, que tenaient monsieur et madame Ludovic, Marc partageait sa chambre avec Lucien, un facteur de son âge, originaire du sud de l'île. Les week-ends, les deux jeunes gens s'invitaient parfois dans quelque bal de la région; leur intrusion n'était pas du goût des jeunes du quartier qui les avaient provoqués plus d'une fois.

Pour aller danser, Lucien et Marc devaient faire plusieurs kilomètres à pied; ce petit exercice ne les rebutait pas. Avant de pénétrer dans la salle de bal, ils s'aspergeaient d'une eau de toilette à quatre sous, qui parvenait tout juste à masquer l'odeur de la transpiration. Les filles des Hauts, encore farouches à cette époque, se risquaient malgré tout à accepter, le temps d'une danse, l'invitation qui leur était faite par ces deux garçons venus de la ville et, qui plus est, si élégamment habillés. Assise sur un banc, au fond de la salle, Maman, la capeline vissée sur la tête, ne quittait pas des yeux sa fille qui, les yeux baissés,  écoutait en rougissant les propos galants que lui murmurait son cavalier, dans le creux de l'oreille.

Ce dimanche, en début de soirée, alors que les danseurs quittaient la salle de bal, Lucien et Marc avaient été pris à partie par un petit groupe de jeunes, passablement éméchés. Après avoir échangé quelques coups avec leurs agresseurs, ils étaient rentrés cette nuit là, à la pension, avec plus d'un accroc à la chemise. Le lendemain, au réveil, Marc s'était rendu compte qu'il avait perdu son bracelet-montre dans la bagarre tandis que son ami Lucien  arborait fièrement un coquard, à la manière de ceux qui exhibent leurs décorations. Dans la cour de récréation, ses collègues avaient observé Marc avec un petit air goguenard. C'est que, à la campagne, les nouvelles vont vite, colportées, le plus souvent, par les élèves venus des quartiers environnants.

Chaque jeudi, comme la plupart de ses collègues, Marc prenait le petit train pour se rendre à Saint-Denis. La matinée était consacrée aux emplettes dans les quelques magasins que comptait le chef-lieu. Après avoir déjeuné dans un restaurant chinois, situé dans le bas de la ville, il assistait à la réunion du comité qui se tenait toujours, selon la formule consacrée, aux lieux et heures habituels.

Marc avait pris de l'assurance et se permettait même d'interrompre brusquement le discours du jeune chef de parti que personne, jusqu'ici, n'avait osé contester. Ce goût de la provocation lui avait attiré l'inimitié de certains camarades, opposés à toute remise en cause de la ligne tracée par « le Chef ». Ce dernier, campé sur ses positions, n'affichait que mépris pour ce jeune impertinent, tout juste sorti de l'école normale.

Le soir, après la classe, Marc retrouvait deux ou trois copains, pour une partie de cartes, dans quelque arrière boutique du village. La plupart du temps, Marc réglait les consommations au grand soulagement de ses camarades. La plupart d'entre eux travaillaient dans les champs et n'avaient pas les moyens de se payer des fantaisies. A la tombée de la nuit, Marc regagnait la pension pour le dîner. Les pensionnaires, au nombre de sept ou huit mangeaient à la table de leurs hôtes, à la lueur d'une lampe à pétrole, posée au milieu de la table. Les repas n'étaient pas très copieux mais la cuisine était bonne. Il faut dire que la maîtresse de maison n'avait pas son  pareil pour accommoder les légumes qu'on ne trouve plus, aujourd'hui, que dans les hauts de l'île.  

Après le dîner, les pensionnaires regagnaient leur chambre dans laquelle ils dormaient, la plupart du temps, à deux ou trois. Monique, âgée de dix sept ans à peine, s'était entichée de Marc, de dix ans son aîné. La jeune fille, qui fréquentait en classe de troisième, le cours complémentaire du village, n'avait d'yeux que pour le jeune instit, plutôt beau garçon, il faut l'avouer. Son manège n'avait pas échappé aux autres pensionnaires qui passaient leur temps à épier les deux jeunes gens.

Ce 14 juillet, les pensionnaires de madame Ludovic avaient convenu de se rendre en ville pour assister au feu d'artifice qui précédait, chaque année, le bal populaire. Lucien et Marc s'étaient engagés à veiller sur les jeunes filles qui ne sortaient, en temps ordinaire, que pour se rendre en classe ou pour assister à la messe du dimanche. Le taxi, un break Peugeot,  pouvait transporter jusqu'à sept passagers. Lucien s'était installé à l'avant à côté du chauffeur, tandis que Marc, assis à l'arrière entre Monique et Léonie, jouait à fond son rôle de protecteur en enserrant la taille des deux jeunes filles.

Le feu d'artifice était tiré sur la plage, vers les huit heures du soir, au milieu d'une foule venue des quatre coins de la commune. Les jeunes gens qui s'étaient approchés du bord de mer, pour ne rien perdre du spectacle, avaient maintenant du sable plein les chaussures. Jusqu'au bouquet final, ils étaient restés le nez en l'air à s'extasier comme des enfants. Le spectacle achevé, ils s'étaient rendus place de l'Hôtel de Ville après avoir enlevé le sable de leurs chaussures. Sur la place, la foule se pressait déjà autour des deux buvettes fabriquées avec des bambous et des feuilles de cocotiers. Marc et Lucien avaient invité les jeunes filles à prendre un verre en leur compagnie; ces dernières, flattées par tant d'attention, avaient accepté sans même hésiter.

Au son d'un orchestre de cuivres, venu du sud de l'île, les premiers danseurs s'étaient mis en piste. Pour tout dire, de piste il n'y en avait pas; les gens dansaient sur la place et jusque sur le toit en terrasse de l'hôtel de ville. Aux environ de minuit, avaient lieu les premiers incidents qui nécessitaient l'intervention des policiers municipaux. Ces incidents, sur fond d'alcool, avaient la plupart du temps pour origine des rivalités amoureuses.

Une bagarre venait justement d'éclater entre quelques jeunes et des marins de La Royale, en escale dans l'île. La bousculade qui s'en était suivi avait suscité l'inquiétude de jeunes filles qui cherchaient du regard leurs protecteurs. Si Lucien était bien là, Marc avait disparu, entraînant Monique dans son sillage. Au bout d'une heure, alors que l'inquiétude commençait à gagner la petite troupe, les deux jeunes gens avaient brusquement réapparu après être sortis de nulle part. Personne n'avait osé poser de questions tellement le soulagement était grand.

Dans une rue voisine, la voiture qui devait les ramener était garée sous un lampadaire. Affalé sur son siège, le chauffeur piquait un somme et s'était réveillé en sursaut après que Lucien eût tapé contre la glace, côté conducteur. Dans le taxi qui les ramenait au village, Marc avait pris la place qu'occupait Lucien, à côté du chauffeur. Les jeunes gens se taisaient comme s'ils se sentaient complices d'un quelconque forfait.

Quelques jours plus tard, à la veille des vacances du mois d'août, les résultats du brevet avaient été publiés. Monique avait obtenu haut la main son diplôme et s'apprêtait à faire carrière dans l'Education Nationale. A cette époque, on pouvait enseigner dans le primaire avec le brevet élémentaire. Les pensionnaires de madame Ludovic n'allaient pas tous revenir à la prochaine rentrée scolaire et la séparation ne s'était pas faite sans un petit pincement au cœur.

Au mois de septembre, Marc avait repris son poste comme si de rien n'était. Pourtant, au bout de quelques semaines, il avait paru préoccupé.  Mis à part son ami Lucien, il se tenait à l'écart des autres pensionnaires. Les camarades du parti qu'il rencontrait chaque jeudi, s'étaient aperçus de ce changement et se perdaient en conjectures. Certains attribuaient cela aux échanges, plutôt vifs, qu'il avait eus récemment encore avec « le Chef » tandis que d'autres imaginaient des problèmes de santé. Les parents de Marc s'inquiétaient également de ce changement qu'ils attribuaient, pour leur part, à quelque déception sentimentale. Il faut dire que de nombreux parents se faisaient du souci, depuis qu'une véritable épidémie de suicides avait frappé, dans le sud de l'île, des jeunes gens de toutes conditions sociales.

Marc avait épousé Monique pendant les vacances de janvier et de février. Ses collègues ne l'avaient appris qu'à la rentrée. La cérémonie avait eu lieu dans la plus stricte intimité. Aux familles des mariés, ne s'était joint que Lucien, choisi comme témoin par son ami Marc. Peu de temps après la naissance de leur enfant, le couple s'était installé dans une case créole située à l'autre bout du village.

Son statut de chef de famille, n'avait rien changé aux habitudes de Marc. En plus des réunions de comité, il assurait maintenant, dans chaque quartier, la formation des militants. Les réunions avaient lieu très tard le soir, dans une salle prêtée par un retraité de la fonction publique, ancien militant syndicaliste. Au début, sa jeune épouse s'était sentie délaissée et n'avait pas caché son sentiment à sa famille. Les parents de la jeune femme, qui avaient eux-mêmes milité pour la même cause, l'avaient rassurée et encouragée à soutenir son mari. La présence au foyer du bébé ne laissait malheureusement pas le temps à Monique de s'occuper de politique.

Marc était connu maintenant de tout le village. Sa grande disponibilité lui avait permis de gagner la confiance des plus démunis, encore nombreux à cette époque. Il n'avait aucune hésitation lorsqu'il s'agissait de rendre service à l'un ou à l'autre de ces pauvres diables, le plus souvent illettrés. Les gens l'accueillaient dans leur case, parfois même dans leur petite cuisine, autour d'un « café coulé » ou d'un p'tit « rhum la paille ». Marc, tel un médecin toujours muni de sa trousse, ne se séparait jamais de son sac bourré de papiers et de stylos de toutes les couleurs. A la lueur d'une bougie, il rédigeait les demandes d'aides qu'il adressait, le jour suivant, aux autorités compétentes. Il lui arrivait parfois de partager le repas de ceux qu'il côtoyait. Dans ces occasions, il ne manquait jamais de faire prendre une bouteille de vin à la boutique du chinois. Ce qui restait de monnaie, il le laissait aux gamins pour qu'ils s'achètent des bonbons.

Les élections cantonales approchaient et ses amis l'avaient pressenti pour porter, à cette occasion, les couleurs du parti. C'est alors qu'une délégation du comité avait souhaité le rencontrer, quelques semaines plus tard. Marc l'avait reçue chez lui alors que la nuit était tombée depuis longtemps déjà. IL avait écouté sans broncher les explications embrouillées de ses camarades dans lesquelles il n'était question que de l'intérêt du parti et des difficultés financières que rencontrait, depuis plusieurs mois, la rédaction du journal.

L'intérêt du parti, Marc n'en avait rien à foutre; ce qui le préoccupait c'était davantage le sort de tous ces braves gens qui lui témoignaient leur confiance. Très vite, Marc avait réalisé que ses camarades n'étaient venus que pour lui signifier la décision prise, quelques jours plus tôt, en réunion de comité. Le hasard – c'est du moins ce qu'on essayait de lui faire croire – avait  voulu que, cette  fois là, Marc ait été empêché d'assister à la réunion au cours de laquelle l'investiture avait été accordée à un notable de la région.

Ce riche propriétaire terrien, connu pour ses prises de position réactionnaires, était loin de faire l'unanimité autour de sa personne. En militant discipliné, Marc pouvait difficilement ne pas respecter la décision prise par le comité. Rassurés, les camarades s'étaient levés et s'apprêtaient à prendre congé; ulcérée, Monique s'était levée à son tour et, son bébé dans les bras, avait quitté la pièce, sans même un regard pour ces « visiteurs du soir ». Ces derniers,  après avoir consulté leur montre, s'étaient confondus en excuses avant de traverser la rue et monter dans leur voiture, garée à une centaine de mètres.

Cette nuit là, Marc avait eu du mal à s'endormir. Les couleuvres qu'il venait d'avaler lui étaient restées sur l'estomac. Au bout d'un moment, il s'était levé en prenant soin de ne pas réveiller le bébé qui dormait dans son berceau, juste à côté. Monique s'était endormie, elle aussi, après avoir tourné le dos à son mari pour ne pas avoir à polémiquer. Debout sur le pas de la porte, Marc avait fumé les deux ou trois cigarettes qui restaient dans son paquet de Gitanes, avant de retourner se coucher.

Comme il s'y était engagé Marc avait fait campagne en faveur du candidat investi par son parti. Au fil des jours, il s'était vite rendu compte que « la mayonnaise avait du mal à prendre ». Ses meilleurs amis s'étaient refusés à accepter cette situation et ne s'étaient pas gênés pour le faire savoir aux responsables. Ces derniers, beaucoup plus préoccupés par ce qui n'était, pour certains d'entre eux, qu'une rente de situation, avaient fait la sourde oreille.

   Le scrutin avait eu lieu, comme prévu, dans la première semaine du mois de mars. Le mauvais temps, qui avait sévi toute cette journée de dimanche, n'avait pas suffi à expliquer la déroute du parti, face à un candidat beaucoup plus jeune et beaucoup plus ouvert. Pour ne pas perdre la face, le parti s'était trouvé un bouc émissaire en la personne de Marc à qui l'on reprochait de ne s'être pas suffisamment investi. La réalité était beaucoup plus simple; le peuple avait appris à raisonner.

Après avoir enseigné pendant plus de dix ans dans ce petit village des Hauts, Marc avait obtenu sa mutation dans une école du chef-lieu. Cette mutation avait facilité l'inscription de Carl, son fils de onze ans, dans le seul lycée du département. Après avoir obtenu son baccalauréat, Carl s'était rendu à Paris pour des études universitaires. Il complète aujourd'hui sa formation dans une ville des Etats-Unis.

Les années ont passé; Marc, aujourd'hui à la retraite, ne s'est jamais renié, contrairement à beaucoup de ses camarades. Dans le petit village où il a débuté sa carrière d'enseignant, il s'est fait construire une maison créole entourée d'un jardin dans lequel il passe le plus clair de son temps. A chaque élection, il reçoit la visite des candidats de tous bords qui tentent vainement de le récupérer. Marc se l'est juré : Il ne sera plus jamais MILITANT.



28/07/2008
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