La Fournaise

La Fournaise

ADRIEN Deuxième Episode

Deuxième Episode

 Adrien avait beaucoup insisté pour que ses parents acceptent de monter dans un avion. L'amour qu'ils portaient à leur fils avait fini par balayer leurs craintes. Pour la circonstance, Emile, son père, s'était fait faire un costume, par un tailleur de la localité. Amélie, sa mère, bonne couturière, avait confectionné elle-même sa robe, dans du tissu acheté dans un « magasin Zarab » (magasin, tenu par des commerçants de confession musulmane) de Saint Denis. Après tant d'années, les vieux parents étaient fous de joie, rien qu'à la pensée de revoir leur garçon.

Les jours qui avaient précédé le départ, Emile s'était promené dans les rues du Port, clamant sa joie à tous ceux qui voulaient bien l'écouter. Pendant ce temps, Amélie emballait dans des cartons, récupérés chez le Chinois (boutique tenue par une famille originaire de Chine) du coin, tous les produits nécessaires à la préparation des caris. Sa sœur Olga lui avait même recommandé de prendre, dans ses bagages, du riz de Madagascar, aux grains longs. A cette époque, on ne trouvait, dans les épiceries de Métropole, que du riz de Camargue utilisé le plus souvent dans la préparation des desserts.

Pour se rendre à l'aéroport, Emile et Amélie avaient fait le trajet dans la voiture de Bébert, un ami d'enfance de leur fils. Bébert, qui travaillait comme pointeur dans une société de transit, avait acheté, peu de temps auparavant, pour une bouchée de pain, une « Peugeot 203 » qu'un commerçant de Saint-Paul envisageait  de mettre à la casse. Avec l'aide d'un copain mécanicien, le jeune homme l'avait remise en état et s'en servait, le samedi soir, pour faire la tournée des bals.  

Assis à l'avant de la voiture, Emile, vêtu de son costume tout neuf, ne tarissait pas d'éloges sur son fils. Sur la banquette arrière, Amélie avait un œil sur ses cartons et l'autre sur la route en lacets qui va de la Possession à Saint-Denis en passant par le petit village de la Montagne. Elle n'était pas très rassurée, Amélie, sur cette route étroite; et puis il y avait ce car «courant d'air» qui, juste devant eux, fumait comme une cheminée d'usine en grimpant les dernières rampes qui conduisent à «Mal-Côté».

Après avoir traversé Saint-Denis au ralenti, la voiture avait filé à toute allure en direction de l'aéroport. Emile, qui craignait toujours d'être en retard, n'arrêtait pas de regarder l'heure au bracelet-montre qu'il portait toujours à son poignet. L'aérogare de Gillot était encore déserte, lorsqu'il avait franchi, le premier, la porte d'entrée. Sur la piste, un «super constellation», aux couleurs de la compagnie Air-France, faisait le plein de carburant, à l'abri des regards.  

Après avoir sorti les bagages du coffre de la voiture, Bébert était reparti travailler, emportant le parapluie qu'Amélie avait oublié, sur son siège. Amélie venait justement de s'en apercevoir et commençait à se lamenter. Emile, davantage préoccupé par ses chaussures qui le faisaient cruellement souffrir, avait eu un geste d'agacement qui n'avait pas échappé à son épouse. Le brave homme, qui n'avait pas l'habitude de porter des chaussures fermées, aurait préféré voyager pieds nus plutôt qu'avec ces maudites chaussures à lacets achetées la veille, dans un magasin du Port.

Pendant ce temps, l'aérogare commençait à se remplir tandis que le bar accueillait ses premiers clients. Amélie avait commandé un café tandis qu'Emile, pour se donner du courage, avait demandé une bière. Un petit rhum –  « un p'tit lève tête » comme il avait coutume de dire – aurait  mieux fait l'affaire, mais cet alcool réservé, dans l'esprit de beaucoup de  gens, au prolétariat, n'avait pas sa place dans une aérogare fréquentée, à l'époque, par une clientèle huppée. A cette heure de la matinée, Emile était bien le seul à porter un chapeau vissé sur sa tête. Il faut dire qu'il tenait beaucoup à ce chapeau, un feutre de couleur grise, que sa fille lui avait offert pour la fête des Pères.

Il devait être un peu plus de huit heures  – les avions, à cette époque, ne décollaient que de jour – ce vendredi, lorsque les passagers furent invités à se présenter au contrôle de police. Emile et Amélie  s'étaient précipités; des fois qu'il n'y aurait pas eu assez de places pour tout le monde… Depuis la salle d'embarquement, les voyageurs pouvaient voir, maintenant, leur avion qu'enveloppaient les premiers rayons de soleil. Autour de l'appareil, techniciens et manutentionnaires s'affairaient, tandis que l'équipage s'apprêtait à accueillir les premiers voyageurs.

Quelques minutes plus tard,  les passagers de la première classe se dirigeaient d'un pas décidé vers l'appareil, avant de grimper la passerelle au pied de laquelle une hôtesse d'accueil les attendait pour leur souhaiter un bon voyage. Sur le flanc du « super constellation », à hauteur du cockpit, il y avait inscrit – les avions avaient des noms – « Ciel de Provence ». A leur tour, les passagers de deuxième classe étaient invités à embarquer. Un peu paniqués, Emile et Amélie étaient montés à bord de l'avion en se tenant par la main, comme des enfants.

A peine assise sur son siège, Amélie avait sorti, de son sac à main, le chapelet qui ne la quittait jamais. Pour ne pas être en reste, Emile avait sorti  son paquet de « Bastos » qu'une hôtesse lui avait gentiment demandé  de ranger, jusqu'après le décollage. Tandis que l'avion roulait sur la piste, Emile  triturait les bords de son chapeau qu'il avait enlevé, sans même s'en rendre compte. L'hôtesse, complaisante, avait ajusté leur ceinture de sécurité juste avant le décollage et vérifiait maintenant qu'elle était toujours attachée. Il faut dire qu'Emile n'appréciait que modérément cette sangle qui lui comprimait le bas du ventre.

Après avoir fait escale à Tananarive, Nairobi, le Caire et Athènes, l'avion s'était posé à Orly le lendemain matin, aux environs de onze heures locales. Ce samedi, après une nuit passée dans un hôtel de la capitale, Adrien s'était levé tôt pour accueillir ses parents. Il se jeta dans les bras de sa mère, sortie la première, tandis que son père regardait avec effarement tous ces gens qui s'agitaient autour de lui, dans un brouhaha indescriptible. Adrien avait aidé ses parents à monter dans le bus qui les avait conduits jusqu'à l'aérogare  des « Invalides ».

Sans même prendre le temps de visiter Paris, Adrien et ses parents avaient pris le train, Gare de Lyon, pour se rendre à Marseille. La gare Saint Charles se trouvait à proximité de l'appartement qu'Adrien louait, depuis moins de deux mois, à la veuve d'un douanier. La propriétaire, qui était restée à la caserne des douanes après la mort de son mari, tirait profit de ce modeste appartement situé rue du Sud, juste derrière la caserne. L'appartement n'était pas bien grand mais possédait tout le confort. Adrien avait laissé la chambre à ses parents et couchait sur un canapé installé dans le séjour.

Les parents d'Adrien n'avaient pas voulu s'absenter plus d'un mois. « Tu comprends, disaient-ils à leur fils, Voyou va s'ennuyer sans nous ». Voyou, c'était le chien de la maison, un « Royal Bourbon » qu'Emile avait recueilli après qu'il eût trainé sur les quais, pendant des semaines. Emile aimait les animaux; il avait de plus en plus de mal à supporter le spectacle de ces chiens errants, la peau meurtrie par l'eau bouillante que leur balançaient régulièrement leurs bourreaux, après qu'ils se fussent aventurés entre les étals du marché couvert.

Pour rester en compagnie de ses parents, Adrien  avait refusé tout remplacement pendant la durée de leur séjour. La première semaine avait été consacrée à la visite de Marseille et de ses environs. Emile avait laissé tomber ses fichues chaussures à lacets pour  des mocassins plus souples et beaucoup plus commodes pour grimper les escaliers qui conduisent à « Notre Dame de la Garde ». Dans le quartier du Panier, le plus ancien quartier de Marseille, Adrien s'était attardé devant La Vieille Charité, un monument qu'il souhaitait visiter, depuis longtemps déjà; la restauration de l'édifice venait tout juste d'être entreprise et les visites n'étaient malheureusement pas autorisées. L'après-midi entière, Adrien et ses parents avaient  flâné dans les ruelles étroites de ce quartier pittoresque, avant de regagner le centre ville, très animé, en ce début de soirée.

Le jeune médecin ne s'était pas enrichi en quelques mois,  mais il avait maintenant les moyens d'offrir à ses parents, cette bouillabaisse dont il avait, lui-même, si souvent rêvé. Il avait découvert, il n'y a pas si longtemps, un petit restaurant qui proposait à sa clientèle, la meilleure bouillabaisse de Marseille. A cette occasion, il avait invité monsieur et madame Evrard avec lesquels, il était toujours en relation. Madame Evrard aurait bien aimé répondre à l'invitation mais n'avait pas voulu laisser son mari seul, à la maison. L'état de santé de monsieur Evrard s'était aggravé ces dernières semaines. Il était de plus en plus question d'amputation. Au téléphone, Adrien s'était entretenu avec son vieil ami et lui avait promis de lui rendre visite aussitôt après le départ de ses parents.

Emile avait apprécié la bouillabaisse mais n'avait pas caché, à son fils, qu'il préférait le cari de poisson rouge qu'il préparait, lui-même, dans sa vieille marmite au cul noirci par la fumée d'un bon feu de bois. La rouille, servie avec la bouillabaisse, n'avait pas excité ses papilles gustatives. Il avait regretté de ne pas avoir pris avec lui, le bocal de piment posé sur la table de la cuisine. Les commentaires de son brave homme de père avaient beaucoup amusé Adrien, qui s'était retenu pour ne pas éclater de rire. Amélie, beaucoup plus discrète, n'avait fait aucun commentaire, veillant surtout à ne pas s'étrangler avec les arêtes.

En rechignant, Emile avait accepté de troquer son feutre contre la casquette à carreaux que son fils lui avait offerte, peu après son arrivée à Marseille. Pour le taquiner, Adrien lui avait dit : « Méfie toi Papa, avec ce chapeau, ici à Marseille, ils vont te prendre pour Al Capone ». Emile se fichait bien d'Al Capone, dont il se souvenait à peine mais, pour sortir le soir, il avait fini par admettre que le port de la casquette était beaucoup plus convenable. Après le dîner, Adrien accompagnait ses parents dans les rues de la ville, pour une promenade. L'été, aux environs de vingt trois heures, les rues étaient encore très animées. A cette heure, n'avait pu s'empêcher de faire remarquer Emile, les rues du Port sont pratiquement désertes. A l'exception de quelques marins, en quête d'aventure, les habitants de la cité portuaire se calfeutraient chez eux, à peine la nuit tombée.

Ce samedi, Adrien avait emmené son père au stade vélodrome pour assister à la rencontre qui opposait le club phocéen à l'A.S. Saint Etienne. Emile avait été très impressionné par les dimensions du stade et l'ambiance qui régnait dans les tribunes. Adrien, devenu un fidèle supporter de l'Olympique de Marseille, s'était réjoui de voir son équipe remporter la victoire, ce soir là, face au club le mieux classé de la première division. Le lendemain, après le déjeuner, il avait voulu emmener ses parents sur les Iles du Frioul, mais Amélie craignait le mal de mer et n'avait pas voulu monter sur le bateau. En bougonnant, Emile avait préféré s'éloigner pour acheter des cigarettes dans un bar-tabac. Il en avait profité pour choisir un billet de la loterie nationale. Chaque semaine, Emile achetait un billet de la célèbre loterie qu'il conservait jalousement dans son portefeuille, jusqu'à la date du tirage.  

La semaine suivante, Adrien avait voulu réaliser le rêve de sa Mère, un rêve vieux  de plus de dix ans. Cela faisait longtemps, en effet, qu'Amélie rêvait de se rendre à Lourdes. Adrien, qui ne possédait pas de voiture, avait loué une Peugeot d'un modèle récent – je crois me souvenir qu'il s'agissait d'une 403 – dans une agence située quelque part sur la Canebière. Partis tôt de Marseille, les voyageurs étaient arrivés à Lourdes en fin d'après-midi. Malgré la fatigue, Amélie n'avait pas résisté à l'envie d'assister aux cérémonies qui s'étaient achevées dans la soirée. Elle avait pleuré de joie, Amélie, en s'agenouillant pour la première fois devant la statue de la vierge qui orne la grotte de Massabielle. Pour sa part, Emile s'était offusqué de la présence, en ces lieux, des gardes qui canalisaient la foule, à la manière des CRS omniprésents, à cette époque, autour des terrains de foot. 

Après le repas du soir, ils avaient couché dans un des nombreux hôtels, situés à proximité de la Grotte. Adrien avait été agréablement surpris par les tarifs plus proches de ceux d'une pension de famille que de ceux d'un hôtel***. Le lendemain, à la première heure, Amélie était déjà à la grotte où se pressaient les pèlerins venus du monde entier. Elle était bouleversée par le spectacle de tous ces malades qui ne se déplaçaient qu'en fauteuil roulant, le plus souvent accompagnés par une garde-malade.

Un peu plus tard, Emile était venu la rejoindre, après avoir fait sa provision de statuettes en matière plastique, chez les marchands du temple qui foisonnent à proximité de la Grotte. A la fontaine, Amélie avait rempli, une à une, les statuettes à l'effigie de Notre Dame de Lourdes. De retour à La Réunion, ces précieuses reliques  allaient faire le bonheur de toute la famille et des quelques vieilles qui se réunissaient chaque jeudi à l'église, pour prier la Sainte  Vierge Marie.

Adrien avait profité de ce bref séjour à Lourdes, pour faire visiter à ses parents les grottes de Bétharam, situées à 15 kilomètres de Lourdes. Lui-même n'avait jamais eu l'occasion de se rendre dans la région et se faisait une joie de se rendre sur le site.  Ce voyage au centre de la terre avait laissé nos voyageurs sans voix. Le passage en barque, qui précède celui effectué dans le petit train, avait impressionné Amélie qui tremblait beaucoup plus de peur que de froid.

De retour à Marseille, Adrien avait profité de la voiture pour rendre visite à tante Olga. Cette dernière commençait à s'inquiéter pour son riz de Madagascar et ses saucisses fumées qu'Emile avait commandées, pour elle, chez un commerçant de la Rivière des Galets.  Jean Charles, le mari d'Olga, s'était mis aux fourneaux pour, avait-il dit, leur faire connaître la cuisine de son pays. Originaire de Hongrie, le mari de tante Olga avait préparé un goulache. Il avait cru bon d'ajouter, avec une pointe d'ironie : « cela vous changera de vos caris ». Jean Charles était bon cuisinier et son goulache avait eu beaucoup de succès auprès des parents d'Adrien qui n'avaient jamais goûté à la cuisine Hongroise.

Tante Olga n'arrêtait pas de questionner sa sœur; elle voulait tout savoir sur ceux qu'elle avait laissés au Pays. Le décès, de celui qui l'avait si longtemps courtisée, lui avait tout juste arraché un soupir. Et puis il y avait eu ce cyclone qui avait balayé la maison familiale. La vieille case créole, bouffée par les carias (termites) n'avait pas résisté à des vents soufflant à plus cent kilomètres/heure. Le terrain n'avait toujours pas été vendu parce que leurs frères – ils étaient deux – avaient disparu en mer, au cours d'une partie de pêche. L'accident s'était produit cinq ou six ans auparavant, alors que les deux hommes pêchaient au large de Saint Leu. Amélie ne s'était jamais remise de ce drame et, l'intérêt de sa sœur pour un malheureux bout de terrain, l'avait attristée.   

Adrien ne voulait pas que ses parents repartent à La Réunion sans avoir visité la capitale. Après avoir rendu la voiture de location, ils étaient montés, tous les trois,  à Paris pour y passer les quatre  jours qui précédaient le retour à La Réunion. A Paris, Adrien avait réservé deux chambres dans un petit hôtel, proche de la gare de Lyon. Pour Adrien, découvrir Paris depuis le deuxième étage de la tour Eiffel, c'était vraiment le pied. Pour cela, il avait fallu convaincre Amélie de monter dans l'ascenseur.

Adrien découvrait Paris, en même temps que ses parents. Après s'être fourvoyés dans les couloirs du métro, ils étaient montés dans une rame qui les avait conduits à l'autre bout de la capitale. Comble de malchance, le métro, à cette heure de pointe, était bondé et la pauvre Amélie avait manqué de se faire faucher son cabas, rempli de bibelots achetés, quelques heures plus tôt, dans des boutiques de souvenir. Les deux jours qui suivirent, la visite s'était poursuivie, à l'air libre, dans ces vieux autobus, à plate-forme, qui sillonnaient encore, la capitale, à cette époque.

Ce mercredi, enfin d'après-midi, Adrien et ses parents avaient quitté leur hôtel pour rejoindre Orly en taxi. L'avion ne décollait qu'à neuf heures du soir mais  Adrien avait tenu compagnie à ses parents jusqu'à la dernière minute. Dans l'aérogare, en costume trois pièces et cravate, Emile avait eu du mal à reconnaître P'tit Léon qui revenait d'une séance à l'Assemblée Nationale. Les deux hommes qui se connaissaient, de longue date, avaient échangé une cordiale poignée de main tandis qu'Amélie, toujours aussi discrète, était restée en retrait, accrochée au bras de son fils chéri.

Après le départ de ses parents, Adrien avait pris le train de nuit qui devait le ramener à Marseille. Il avait eu du mal à trouver une place assise, dans un wagon de deuxième classe Assis, en face de lui, un gamin de quatre ou cinq ans le menaçait avec un pistolet à eau, pendant que sa mère, plongée dans la lecture d'un magazine, se désintéressait de ce qui se passait autour d'elle. Dans le couloir, un employé du wagon-restaurant proposait aux voyageurs des sandwiches et des boissons fraîches. Adrien qui n'avait rien mangé depuis midi, avait acheté un sandwich au jambon et une eau minérale qu'il avala d'un trait, sous le regard amusé du gamin. Ce dernier, après avoir rangé son jouet et s'être allongé de tout son long sur la banquette, la tête  posée sur les genoux de sa mère, avait fini par s'endormir.

De retour à Marseille, Adrien avait appris le décès de monsieur Evrard. Cette triste nouvelle l'avait beaucoup affecté. Après avoir réglé ses affaires, madame Evrard était allée vivre à Grenoble, chez une de ses sœurs. Adrien, qui n'avait aucun parent à Marseille, s'était senti un peu orphelin. Avant de partir, madame Evrard lui avait laissé l'adresse de sa sœur qui tenait une petite mercerie, à l'entrée de la ville.

 Au bout de quelques jours, Adrien s'était de nouveau proposé pour effectuer des remplacements. On venait justement de lui en proposer un, dans le centre de Marseille. Le cabinet, situé boulevard Chave, dans le cinquième arrondissement, accueillait une clientèle huppée et d'un âge avancé. Le jeune médecin n'avait toujours pas de voiture et se déplaçait à pied pour effectuer ses visites à domicile.

A l'occasion, il s'arrêtait chez les commerçants pour faire quelques emplettes. Il n'aurait eu aucune raison de s'attarder chez le marchand de chaussures si ce n'avait été la présence, dans le magasin, de cette petite vendeuse, au teint mat, qui lui rappelait les filles de son pays. La jeune fille, d'une vingtaine d'années, était née d'un père marocain et d'une mère espagnole. A force d'essayer des chaussures, que jamais il n'achetait, ce mystérieux client avait réussi à intriguer la jeune vendeuse, qui se montrait de plus en plus curieuse. Adrien se gardait bien de dévoiler sa profession et  prenait un malin plaisir à faire durer le suspense.

Ce lundi matin, le magasin était fermé; sur la porte d'entrée, une affichette indiquait: «Fermeture pour congé annuel». Adrien s'était senti, soudain, désemparé. Son remplacement s'achevait dans cinq jours et il craignait de ne plus jamais revoir sa petite vendeuse, comme il l'appelait. Il s'en voulait presque de ne pas avoir satisfait sa curiosité beaucoup plus tôt. Ruminant ses pensées, il venait de pénétrer chez un disquaire, lorsqu'il se heurta à la jeune fille, en quête du dernier tube. L'occasion était trop belle pour la laisser s'échapper. Adrien, qui ne travaillait pas, ce jour là, l'avait invitée à prendre un verre, à la terrasse du café le plus proche. Au bout d'une demi-heure, Lolita, du prénom de la jeune fille, avait tout appris sur Adrien et sur sa famille.

Lolita vivait seule, dans un studio situé à la périphérie de Marseille. Son père était retourné vivre au Maroc après  que sa mère eût épousé un légionnaire basé à Djibouti. La Réunion, Lolita croyait savoir que l'île se trouvait quelque part, dans le Pacifique, du côté de Tahiti. C'était plutôt surprenant, dans la mesure où la plupart des gens qu'avait rencontrés Adrien, depuis son arrivée en France, situait La Réunion dans la mer des Caraïbes. Lolita n'avait plus aucune attache en France depuis que son petit ami s'était tué en moto sur la nationale 7. Bien sûr que j'aimerais voyager, avait-elle répondu, à la question qu'Adrien venait de lui poser. Mais, pour aller aussi loin, il fallait avoir les moyens…

A dater de ce lundi, les deux jeunes gens ne se quittaient que pour aller travailler. Le jeune médecin, qui venait de terminer son remplacement, ne rêvait plus que d'ouvrir son cabinet à La Réunion. Etait-ce un hasard ? Quelques semaines plus tard, son jeune frère lui avait écrit, pour lui annoncer le départ à la retraite du vieux médecin de famille. Cette nouvelle avait précipité sa décision. Adrien et Lolita avaient rassemblé leurs affaires dans deux grandes malles qu'ils avaient expédiées par voie maritime. Le cargo de la N.C.H.P. (Nouvelle Compagnie Havraise Péninsulaire), La Réunion. Sans donner d'explications, Lolita  avait quitté son emploi de vendeuse et son studio.



30/04/2008
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